Le livre fondateur de l'Algèbre


Al-Kitab  al Muhtasar fi Hisab al-Jabr w'al-Muqabala
 
( Court Traité sur le Calcul par la Restauration et la Comparaison )


Première page du manuscrit d'Oxford (source de l'image)

Les Intentions

La dédicace au calife Al Ma'moun est le seul élément qui permet de le dater, entre 813 et 833; elle précise aussi qu'il s'agit d'une commande "utilitaire", souhaitée par le souverain pour venir en aide à ses sujets dans les questions pratiques de la vie sociale:

"C'est ce par quoi Dieu a distingué le guide Al Ma'moun, le Commandeur des Croyants (...) qui m'a encouragé à rendre plus clair ce qui était obscur et à faciliter ce qui était difficile"

"J'ai rédigé sur le Calcul
par la Restauration et la Comparaison un livre abrégé, englobant (...) ce dont ont besoin les gens dans leurs héritages, dans leur donations, dans leurs partages, dans leurs jugements, dans leur commerce et dans toutes ls transactions qu'il y a entre eux à propos de l'arpentage des terres, du creusement des canaux, de la géométrie et d'autres choses."

Les Deux Techniques Fondamentales

Dans un souci de clarté, nous les présentons en notation moderne. On verra ensuite la version historique...
Leur but est de ramener les équations à un type canonique, à partir duquel on lancera l'algorithme de calcul des solutions.
Voici une équation telle qu'un problème de géométrie peut nous en délivrer, sous forme brute:

x² + ( 10 - x)² = 58
2 x² + 100 - 20 x = 58

Jabr:

C'est l'opération qui consiste à se débarasser des termes négatifs, en les faisant passer de l'autre côté de l'équation.
On réécrit donc l'exemple précédent en
2 x² + 100 = 20 x + 58
Le mot Jabr évoque la réduction, jusqu' au sens chirugical "réduire une fracture" (qu'il possède en langue Arabe): s'il y avait déjà 10 x (par exemple) au second membre, on  réduirait le terme à 20 x + 10 x = 30 x.

Muquabala:

C'est l'opération de réduction des termes semblables de part et d'autre de l'équation.
Ici, 100 = 58 + 42, on peut donc enlever 58 des deux côtés sans rien changer.
2 x² + 42 = 20 x
Muquabala évoque l'idée de balance, de justice: enlever 58 unités de poids sur les deux plateaux d'une balance ne modifie pas l'équilibre!

On complète par une division par 2, car, pour toutes les équations possédant des termes des trois sortes (, x , constante ), Al-Khowarizmi se ramène toujours au cas où le coefficient dominant  de est 1.
 x² + 21 = 10x

Les 6 Types Canoniques

Nous n'en avons aujourd'hui qu'un seul:
a x² + b x + c = 0
parce que nous ne ressentons aucune gêne à manipuler les coefficients négatifs. Il n'en est pas de même à l'époque: ils ne semblent pas du tout naturels, ils sont "trop abstraits"! De même, les solutions doivent correspondre à des sommes d'argent, à des longueurs... elles ne "peuvent" donc qu'être positives eu égard à la nature des problèmes posés et aux solutions attendues.
Les six types proposés par le Traité sont, dans cet ordre:
       a x² = b x  (1)
        a x² = c     (2)
         a x = c     (3)
  x² + b x = c    
(4)
     x² + c = b x  (5)
   b x + c =  x²   (6)

L'Algorithme de Résolution

Un peu du Vocabulaire du Maître...

Pour comprendre le texte historique, un lexique préliminaire est nécessaire; l'auteur nous le présente lui-même:
"J'ai découvert aussi que les nombres dont on
a besoin dans le calcul du jabr et de la muqâbala sont de trois sortes:  ce sont les racines, les biens et le nombre seul, non rapporté à une racine ou un bien."

   racine <-------------> x
       bien <------------->
nombre <--------------> 1

Plus exactement, il appelle ainsi les coefficients de ces quantités... puisqu'elles ne seront jamais écrites, contrairement à notre habitude "moderne". Une habitude inaugurée par François Viète (1540-1603) seulement en ...1591!  L'équation de notre exemple (en fait, le sien) :
 x² + 21 = 10x
se lit ainsi:
"un bien et vingt-et-un dirhams égalent dix racines"
La quantité connue, le "nombre seul" est  exprimée par une unité monétaire, le dirham (l'origine du mot est à chercher dans le Grec drachme, il désigne toujours une telle unité aujourd'hui dans de nombreux pays arabes) : sans doute faut-il y voir l'origine concrète de certains problèmes... mais aussi une forme d'abstraction, car le mot reste employé, même s'il ne s'agit pas d'un problème financier!
L'objet inconnu "naturel" semble être, à travers la dénomination, le bien ( ), plutôt que la racine ( x ). Cela semble provenir de la tradition Babylonienne: dans un problème d'héritage, on cherche à répartir un bien -au sens notarial du mot!-, qui est une surface, dont on recherchera pour les calculs la racine (la longueur du côté du carré qui lui correspond). La richesse se mesure en surface (cultivable, par exemple), pas en longueurs!

En suivant pas à pas...

La méthode est donnée sur les exemples, mais de façon à faire clairement sentir sa généralité: celle-ci est clairement exprimée (déférence gardée envers le Créateur...) dans le commentaire qui suit la résolution de l'exemple
x² + 10 x = 56     (4)
"Procède ainsi avec tous les biens et toutes les racines et ce qui leur est égal en nombre, et tu réussiras si Dieu le veut."
Il n'est pas inintéressant d'observer que cette démarche, peu pratiquée dans les cours de Mathématiques, reste tout à fait naturelle dans les cours d'Informatique où les meilleurs auteurs présentent ainsi leurs Algorithmes, en faisant "sentir ce qui est général sur l'exemple choisi": algorithme du simplexe, de plus courts chemins sont des exemples de choix. Ce qui n'entame aucunement la rigueur et l'exigence démonstrative, voir l'ouvrage [CLR], particulièrement chéri du Mathouriste...

Revenons au traitement par Al-Khowarizmi de l'exemple:
 x² + 21 = 10x
qui est du type   
  x² + c = b x  (5)
"Divise en deux les racines, ce qui donne 5;"...
                 
[    calcule -b/2      ]
... "multiplie 5 par lui-même: tu obtiens 25; "...
                 
[    élève au carré b²/4    ]
..."retire les 21 qui sont ajoutés au carré: il reste 4;"...
                 [    retranche  c : b²/4 - c   ]   ça y est, on tient le discriminant D (divisé par 4) !
..."extrais la racine -cela donne 2-"...
                 [    d = Sqrt ( D )    ]
 ..."et retire la de la moitié des racines, c'est à dire de 5: il reste 3; c'est la racine que tu cherches."
                 [    x =   b/2 - ]                c'est notre formule moderne, pour un coefficient dominant égal à 1.

Cela est décrit pas à pas, cela permet de faire très sûrement à quelqu'un qui ne sait pas pourquoi il fait , bref cela lui permet de se comporter comme une machine... à qui nous ne disons rien de plus, lorsque nous programmons une formule de résolution. L'algorithme, au sens " description méthodique de la suite des opérations à effectuer", est bel et bien né! Et l'algorithme précède la formalisation de l'écriture de l'équation, car il ne nécessite pas l'invention des symboles d'inconnue, de carré, etc...

Quelques Remarques Complémentaires...

1.  Le procédé pratique ( "ce dont ont besoin les gens" ) précède la justification; mais, rigueur oblige, celle-ci suivra, avec une exigence et une manière toutes géométriques, en s'appuyant sur les Eléments d'Euclide.

2.  Un  "petit ennui" n'aura pas échappé au  lecteur moderne:  x =   b/2 - d ou  x =   b/2 + d ?
Mais il n'a pas échappé à l'auteur non plus:
 " Si tu rencontres un problème qui se ramène à ce cas [i.e. (5)], examine alors sa justesse à l'aide de l'addition; si tu ne le peux, tu obtiendras certainement la solution à l'aide de la soustraction. Parmi les trois cas où l'on doit diviser en deux la racine [i.e. (4) à (6) ; il désigne ici le début du calcul du discriminant] , c'est le seul où l'on se serve de l'addition et de la soustraction."
Effectivement, pour (4) et (6) , le produit des racines est -c négatif ( en vision moderne ); pour Al-Khowarizmi le problème n'a qu'une solution, celle qui est positive. En outre, sa façon de dire ( "tu obtiendras certainement la solution" ) suggère que le problème pratique posé ne saurait avoir plus d'une solution; très certainement, son contexte doit faire apparaitre une condition  de domaine pour l'inconnue, issue du bon sens, de limites effectives, d'intégrité...

3. Un point non éclairci demeure autour des solutions négatives: elles ont été employées sans hésitation par le mathématicien Indien Brahmagupta (598-670), qui disposait de formules de résolution analogues. Or, Al-Khowarizmi connaissait certains ouvrages de Brahmagupta: ses tables astronomiques sont largement inspirées de celles de l'Indien. Son Livre  sur le Calcul  Indien rend tribut à l'Inde pour le système positionnel de numération. Par contre, aucune influence n'est déclarée pour le traité d'Algèbre, et soit il n'a pas eu connaissance des solutions négatives, soit il les a rejetées comme innaceptables.

4. Une équation du second degré, ça se discute sur son discriminant, c'est bien connu...et d'
Al-Khowarizmi en premier lieu; en cela il surclasse nettement Brahmagupta qui n'aborde pas ce point:
 " Sache en outre que dans ce cas [i.e. (5)], si tu divises en deux la racine, que tu la multiplies par elle-même et que le produit est plus petit que les dirhams qui sont ajoutés au carré"...
                
         [    b²/4 < c  ou encore D =  b²/4 -c < 0 ] 
 
"alors le problème est impossible."
Et ce n'est pas tout;  il  poursuit:
"Mais s'il est égal aux
dirhams"...
                      
   [    b²/4 = c  ou encore D =  b²/4 -c = 0 ]
"la racine carrée est égale à la moitié de la racine."
                         [    x =   b/2 ]
autrement dit, le cas de la racine double est parfaitement identifié comme tel.

Justifications Géométriques

Al-Khowarizmi donne la démonstration géométrique suivante pour l'équation:

x² + 10 x = 39     (4)

figure  issue de cette page (Université de Saint-Andrews, Ecosse)
  1. L'inconnue (le bien!) est l'aire d'un carré de côté x.
  2. On peut construire sur chacun des côtés de ce carré un rectangle dont un côté est x, et l'autre 5/2: ainsi l'aire totale de ces 4 rectangles représente le terme 10 x; l'aire totale représentée est  x² + b x = c .
  3. Ainsi, il manque, pour obtenir un carré, 4 petits carrés de côté 5/2 [ et, de façon générale, 4 . (-b/4)² = b²/4 ]. Alors, le carré de côté (x + 2.b/4) = (x + b/2) aura pour aire 39 + 25 = 64 [ et, de façon générale,  D = c + b²/4 ]
  4. Conclusion: (x + b/2)² = D, d'où la formule de résolution!
Tout ceci revient de manière limpide à notre actuelle mise sous forme canonique, dont le but n'est autre que de se ramener à l'équation
x² = D    (2)
dont cela constitue la visualisation géométrique!
Le texte authentique figure en traduction dans [DJ2].

Il donne d'ailleurs une deuxième construction, n'utilisant plus cette fois que deux rectangles dont un côté est x, et l'autre b/2. C'est encore plus naturel pour figurer
(x + b/2)² = D
Saurez vous la restituer? [ Solution en couleur sur cette page ]

Désormais, il n'y aura plus qu'une figure par preuve. Celle de l'exemple 
x² + 21 = 10x choisi  pour étudier l'algorithme est dans [MAH].

Quelques documents complémentaires au fil du Web:

 -  DOC 1 en Français, DOC 2 et DOC 3 en Anglais.
 - DOC 4: Geometric Approaches to Quadratic Equations from Other Times and Other Places (P.ALLAIRE, R. BRADLEY) sur la vision géométrique des problèmes du second degré à travers l'Histoire (
en Anglais)
 -  DOC 5 sur les traductions et/ou altérations du texte original.
 - et ... une partie d'une présentation-diapos animée These Are A Few of My Favourite Things, titre cher au  Mathouriste pour l'accompagnement musical auquel il invite (John Coltrane Quartet, Live in Europe 1963, Afro Blue Impressions): La Mélodie du Bonheur... des équations quadratiques!

Exemples de Problèmes

[ très prochainement !!! ]

Le Plan du Livre

Première Partie
  • Chapitre 1 :
    • Le Système Décimal Indien, la Numération de Position
    • Les Objets de l'Algèbre: le Nombre, la Racine et le Bien
    • Les Six Types d'Equations
  • Chapitre 2 :
    • Procédés de Résolution pour Chacun des Types Précédents
    • Justifications Géométriques
  • Chapitre 3 :
    • Comment Poser les Problèmes et les Ramener aux Six Types  d'Equations
  • Chapitre 4 :
    • Extension des Opérations Arithmétiques aux Expressions Algébriques
    • Règle des Signes: Enoncé sans Justification
  • Chapitre 5 :
    • Problèmes Résolus
Deuxième Partie
  • Chapitre 6 : Applications
    • Transactions Commerciales
    • Arpentage
    • Répartition des Héritages.

Bibliographie


In Memoriam:

Le Mathouriste dédie cette page à la mémoire de son collègue et ami Norreddine Mahammed (1944-1994), enseignant-chercheur à l'Université Lille-I (1969-1992), puis professeur à l'Université du Littoral à Calais, qui, le premier, l'a initié aux beautés de l'al-Jabr et de la Muqabala.

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