"Ispahan
a des tons bleus, si puissants et si rares que l’on songe
à des pierres fines, à des palais en saphir,
à d’irréalisables splendeurs de
féeries…"
Pierre
Loti, Vers Ispahan ( 1904)
"Isfahan
est la moitié du monde..." dit-on depuis bien
longtemps
en Perse. Les splendeurs des époques Seljoukide
(XI-ème
siècle) et
Séfévide (XVII-ème
siècle) qui sautent
aux yeux du visiteur ne doivent pourtant pas faire oublier qu'elle
renferme bien d'autres trésors. C'est un monument un peu
moins
fréquenté que le
Mathouriste
vous
invite à découvrir ici; c'est aussi l'histoire
d'une
belle rencontre à travers les siècles, celle d'un
artiste
Persan anonyme et d'un chercheur Israélien,
lauréat du
Prix Nobel de Chimie 2011. Et, que le lecteur se rassure: les
mathématiques, loin d'être absentes, en seront le
ciment
intemporel!
Le Monument
Situé un peu à l'Ouest de la célèbre
Mosquée
du Vendredi, dans le quartier de Dardasht, le Darb-e-Imam est
un
complexe funéraire bâti sur un ancien
cimetière du
X-ème
siècle, dont la partie essentielle est un
Imamzadeh,
ou mausolée pour deux descendants du quatrième
calife et
gendre de Mahomet, Ali, personnage clef de l'Islam
Chi'ite. Commencé en 1453, il s'est vu adjoindre
à
l'époque Séfévide les deux coupoles
(1601pour la
plus grande, 1670 pour la plus petite) dont la proximité
inusuelle est la caractéristique première qui
s'impose au
regard.
Entrée de la
cour, face à l'Imamzadeh
Sitôt
franchie l'entrée, on pénètre dans une
vaste cour...
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Darb-e-Imam, la cour |
et l'attention des
visiteurs (a fortiori des photographes) est immédiatement
captée par le
pishtak
(portail d'entrée du mausolée),
élément typique de l'architecture seldjoukide en
Asie Centrale.
le pishtak
Mais, quelle qu'en soit la finesse... est-ce
l'élément le plus original du monument?
Non, et, hasard probable... il suffit de suivre la direction
indiquée par le regard du lion de pierre!
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Protecteur du peuple, bien
à l'abri dans sa gueule...
Mais malheur
à lui s'il désobéit! |
Les deux panneaux au
dessus des arcs (fléchés en rouge), de part et
d'autre du pishtak,
sont identiques et ornés d'un fort classique pavage
périodique, obtenu par répétition d'un
motif
hexagonal. La surprise vient du panneau en léger
renfoncement,
à gauche (flèche verte) qui n'a curieusement pas
son
pendant dans la partie droite. Toute symétrie n'en est pas
absente: il possède un axe vertical évident; mais
en
revanche, aucune
répétition périodique n'y
apparaît clairement.
Et alors? Qu'est-ce qui prouve que ce panneau n'est pas qu'une petite
parcelle d'un motif plus vaste, "débordant", en quelque
sorte,
de ce cadre et qu'on pourrait, lui répéter
périodiquement?
L'objection est tout à fait sérieuse à
ce stade,
et certains chercheurs n'ont pas manqué de la faire,
avançant même des propositions de
complétion en un
motif que l'on pourrait ensuite répéter
périodiquement à l'infini. Pourtant, on verra
que, sous
une hypothèse de conception, à la fois solide
archéologiquement et raisonnable
mathématiquement, nous
sommes bien là en présence d'un pavage non
périodique du plan,
avec cinq siècles d'avance sur leur découverte
mathématique... et dix ans de plus avant que cette recherche
"gratuite" ne trouve son reflet à l'intérieur de
la
matière!
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Darb-e-Imam, le fronton |
Des Pavages Périodiques aux Quasi-cristaux
Quelques préliminaires sont indispensables avant de nous
lancer dans l'analyse de ce fronton.
Pavages et Décoration: l'Art et la
Manière
Dans l'architecture islamique, la
première
évidence que l'on perçoit de la plupart des
décorations des monuments est la
périodicité:
un motif se répète, égal à
lui même,
dans deux directions du plan. Les façons dont un plan
(supposé infini!) est ainsi pavé ne sont pas
toutes les
mêmes, et le Darb'-e-Imam lui même nous en fournit
des
exemples: en 1, la "maille" (cellule de base) est hexagonale, elle est
carrée dans 2 ou 3. Le pavage 1 entier est invariant par des
rotations successives de 60° autour d'un sommet, alors qu'en 2
ou
3, ce n'est manifestement pas le cas; au contraire, des rotations de
90° autour des sommets les conservent; il n'en irait pas de
même pour 1. Plus subtile est la différence entre
3 et 5:
en 5, il y a bien invariance par des rotations de 90°, mais
elles
ne sont pas centrées sur un axe de symétrie de la
figure.
Par contre, 2, 3 et 4 varient en taille,
en dessin, en matériau, mais
pasdans
la manière dont les motifs s'agencent les uns par rapport
aux autres. Le mathématicien les met donc "dans un
même
sac" du point de vue de l'orgagnisation interne du pavage. Pour mieux
appréhender l'extraordinaire variété
de motifs
possibles, voir les célèbres gravures de
M.C.Escher.
(exemple de
galerie de pavages d'Escher, par
le mathématicien/informaticien Jos Leys)
Les "manières de paver" le
plan sont donc
classifiées
selon les transformations géométriques laissant
la figure invariante; pour chacun des cas 1,3,5 ce sont
des
groupes
de transformation différents. Le mot peut être
pris dans
un premier temps en son sens le plus vague; il peut -et doit, pour
avancer l'étude précise- être pris dans
son
acception mathématique (voir une
présentation
élémentaire dans un contexte artistique et
architectural).
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Pavages différents,
pavages similaires |
Une cellule de base
carrée se répète... |
On a
démontré qu'il n'y a que 17 manières
différentes de paver un plan au sens que l'on vient de
donner.
Une légende court chez les mathématiciens: elles
sont
toutes présentes dans un seul monument, l'
Alhambra de
Grenade. Mais s'ils sont nombreux à le dire... la
plupart ont
répété sans contrôler ce que
d'autres
avaient dit avant eux! À leur décharge, une
vérification personnelle prendrait plusieurs jours aux plus
sagaces, et quelques batailles par articles interposés se
sont
déroulées depuis 1984. Pour Marcel Berger, qui
fait
autorité en matière de
Géométrie (tout en
reconnaissant s'être lui aussi fait pièger
à
recopier cette affirmation dans ses ouvrages des années 1970)
13
sont sûres, 16 envisageables ... et le 17ème
à
Tolède, si vraiment l'honneur de l'Espagne est en jeu (voir
son
livre
Géométrie
Vivante,
p.697). Pour intéressant et riche que soit ce
débat, nous
n'en dirons pas plus, sous peine de trop nous
éloigner.
Grenade (Espagne): l'Alhambra et au fond, la bien
nommée Sierra Nevada
Et lorsqu'on quitte le plan pour l'espace, ce nombre monte
à 230 (!)
De plus, dans les exemples
observés, les
invariances par rotation se limitaient à des rotations de
90° (qu'on qualifie "d'
ordre
4", parce qu'il en faut 4 successives pour revenir à
l'identité) ou multiples, 60° (ordre 6, de
façon
similaire) ou multiples. Ce n'est pas fortuit: on démontre
que
seuls les ordres 1, 2, 3, 4 et 6 sont possibles, c'est le
théorème de
restriction cristallographique
(démonstraion dans la page liée, pour les
amateurs). En
particulier, chose très importante pour la suite, les
rotations
d'ordre 5 se trouvent bannies!
Le Système des Gereh
Comment les carreleurs
procédaient-ils? Une
possibilité est évidemment de réaliser
in situ
les constructions géométriques
nécessaires. Mais
un autre système a été
découvert et remis
à l'honneur, notamment par Peter Lu, celui des
Gereh. Le mot
signifie "tuile" en Persan, de sorte que mieux vaut éviter
le pléonasme
Girih
Tiles! Il s'agit de polygones
sous-jacents aux dessins,
les tuiles portant chacune des segments se raccordant de
façon parfaitement rectiligne lors de l'assemblage des
pavés. Le
système
complet comporte 5 tuiles, avec
des angles bien précis (pour pouvoir se raccorder sans
laisser
le moindre interstice), mais on peut n'en utiliser qu'une partie, comme
on le verra dans le cas qui nous intéresse.
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Les 5 tuiles de base (Wikipedia Commons) |
Exemple de pavage (Wikipedia
Commons) |
Les couleurs ne sont
utilisées
ici que pour mieux visuliser l'assemblage; dans un travail effectif les
bords des pavés ne seront pas visibles (à la
façon
de traits de construction réalisés au crayon, et
gommés d'un dessin à l'encre
définitif); au
contraire les lignes bleues seront soulignées, et des
figures
complémentaires dessinées et colorées.
Ce système est
attesté
archéologiquement par un rouleau du XVème
siècle
conservé au
musée de Topkapi,
à Istanbul (Turquie); il comporte 114 exemples de
schémas.
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Rouleau de Topkapi (Univ. Bilkent, Turquie) |
Extrait, avec mise en
évidence des tuiles (P. Lu, [3]) |
La méthode semble avoir été
utilisée, de
manière alternative à un tracé direct,
dès
1200, pour produire des décors périodiques. Peter
Lu cite
l'exemple d'une tour funéraire
(géométriquement
très intéressante par ailleurs!), en
Azerbaïdjan
Iranien.
Maragheh (Iran), Gumbad-e-Qabud (XII-ème
siècle)...
et une "reconstruction"
en pavage Gereh, proposée par P. Lu dans [1], [2]
Mais le procédé recèle une
puissance supplémentaire, qui va permettre la
création de pavages apériodiques et que l'on va
voir à l'œuvre au
Darb-e-Imam.
Avant les Quasi... les Cristaux!
Il y a deux façons de
répondre
à une question qui n'est saugrenue que pour celui qui n'a
jamais
eu le mondre cours de chimie (ou, pire, à qui il n'en est
vraiment
rien
resté!):
"Quelle
différence y-a-t-il entre le charbon et le diamant?"
Réponse 1 : Aucune,
ils sont tous deux faits d'atomes de carbone empilés.
Réponse 2 : elle
est
énorme:
leurs systèmes cristallins sont différents, et
les
propriétés physiques et chimiques qui
résultent de
cette organisation reflètent, en l'amplifiant au niveau
macroscopique, cette différence d'organisation des atomes.
Alors
que le graphite a un réseau formé de mailles
hexagonales
dans des plans parallèles, sans liason entre eux, le diamant
s'organise suivant un système dérivé
du
système cubique à face centrée, chaque
atome y
étant fortement lié à ses voisins.
Diamant (à
gauche) et graphite (à droite). Source: article
"Diamond" de Wikipedia.
Examiner ces différences n'est pas notre propos
(pour les curieux, voir
ici ou
là
). Il est seulement de comprendre que le chimiste fait avec les atomes
ce que le maçon-décorateur fait avec les briques,
et que
l'essentiel est la façon d'organiser. Sans surprise, elle
utilise aujourd'hui la théorie des groupes dans un domaine
comme
dans l'autre; ce sont les mêmes mathématiques
appliquées à deux domaines qui partagent un
même
modèle.
Petite Chronologie
- 632-732
: en un
siècle, la fulgurante conquête Arabe impose
l'Islam dans
un vaste Empire qui s'étent de l'Espagne et du Maghreb
jusqu'aux
confins de l'Asie Centrale.
- 800 - 1700
(environ)
: L'interdiction de représenter la figure d'Allah ou du
Prophète stimule l'imagination
géométrique des
artisans qui décorent mosquées, tombeaux et Madrassas; au fil
des ans, ils s'enhardissent à des constructions de plus en
plus complexes.
- 1200
(environ):
Apparition (Maragheh, Gumbad-e-Qabud) de la méthode de
construction des motifs décoratifs par le
système
des Gereh.
- 1333-1354
: construction
de l'Alhambra de Grenade. Il est réputé
présenter,
dans ses décors, les 17 seuls types de pavage
périodique
possibles. Toutes les possibilités sont
épuisées, mais on
ne dispose alors d'aucune
preuve du fait qu'il n'en existe pas d'autre
("J'ai tout essayé et je ne n'y arrive pas" n'est pas un
argument mathématique, car un doute subsiste toujours: et
s'il y
en avait un 18-ème, très subtil, bien
caché, que
seuls une intelligence supérieure et un travail
acharné
découvriraient plus tard?)
- entre 1500 et
1600 : le rouleau de Topkapi recense
systématiquement des procédés de
construction par le système des Gereh.
- 1784
: Haüy écrit son
premier ouvrage sur la cristallographie; un traité complet suivra
en 1822.
- 1832
: naissance de la théorie des groupes
(à propos des équations algébriques)
et mort en duel de son fondateur, Évariste
Galois.
- 1849
: Auguste Bravais,ex-Polytechnicien, recense,
grâce à l'emploi de méthodes
géométriques les 14 systèmes
cristallins de
l'espace; on les nommera en son honneur réseaux de Bravais.
- 1872
: Felix Klein publie le Programme d'Erlangen, texte aride,
mais qui révolutionne la vision de la
Géométrie, désormais
structurée par la théorie des groupes.
- 1912
: Max Von Laue apporte la
confirmation expérimentale de l'hypothèse de
Bravais, en employant la technique de diffraction des rayons X,
qu'il vient de mettre au point: elle lui vaudra le prix Nobel de
Physique 1914). Elle va devenir la méthode courante
d'étude des structures cristallographiques; le point important,
pour la suite, est le suivant: les figures de diffraction ne sont pas
des photographies exactes du cristal, de la disposition des atomes,
mais elle doivent observer les mêmes symétries que celui-ci. Les rotations d'ordre 5 (ou 10) doivent donc en être bannies.
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Bravais (Wikipedia Commons)
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Von Laue (Wik. Commons) |
- 1936
: Heinz
Voderberg réalise le premier pavage en spirale, à
l'aide
d'une seule tuile à 9 côtés. Il est en
particulier
apériodique, mais...
deux de ses tuiles mise tête-bêche forment un
octogone qui
pave le plan de manière périodique! Les
mathématiciens conjecturent, de plus en plus fortement, que
tout
système fini de tuiles pavant le paln de façon
apériodique peut être, comme dans cet exemple,
réagencé en un pavage
périodique.
- 1974
: Roger Penrose
exhibe un premier ensemble de six tuiles (dont 3 pentagones et une
étoile à cinq branches) qui infirme la
conjecture: il
pave le plan, mais seulement de manière
apériodique.
Puis, il construit un deuxième ensemble plus simple:
seulement
de deux tuiles (la
flèche et le cerf-volant). Avec,
de plus, une structure
hiérarchique: chaque cerf-volant se
découpe en deux cerfs-volants et deux demi
flèches; chaque flèche se découpe en
un cerf-volant et deux demi-flèches, semblables
(mêmes angles) à 'un facteur d'aggrandissement
près (voir l'article
Wikipedia Penrose Tiling)
. C'est drôlement beau, mais ça ne sert
à rien...
les mathématiciens sont décidément des
rêveurs incorrigibles.
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Penrose sur un sol
représentant son premier pavage (Université
A&M du Texas, Austin)
Images provenant de l'article Wikipedia Penrose Tiling
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- 1982
: Daniel Schechtman
(Université Technion, Haïfa, Israël)
découvre, en analysant un échantillon d'alliage
Zinc-Manganèse-Holmium, des figures de diffraction
présentant de nombreuses
symétries pentagonales ou décagonales: elles
violent donc
le théorème de restriction cristallographique!
Il
se résout à publier après deux ans de
vérifications, mais essuie immédiatement
l'hostilité de nombreux collègues, dont, pour les
dix ans
qui suivent, celles du double prix Nobel Linus
Pauling, qui va jusqu'à déclarer: "Il n'y a pas de quasi-cristaux,
il n'y a que des quasi-scientifiques!". Sans
se décourager, Shechtman renouvelle les
expériences, et
les faits têtus, donnent raison à son obstination.
Plusieurs centaines de quasi-cristaux
sont synthétisés par alliage. Quasi faute d'avoir
une
structure périodique, mais quasi-cristaux parce qu'ils
partagent
avec ceux-ci un spectre de diffraction discret. Et pour qui un outil de
description mathématique est déjà
là: les
pavages de Penrose!
-
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Avec une cravate... de Penrose?
|
La figure de diffraction
originale |
- 2007
: Peter Lu attire l'attention sur
les pavages faits selon le système des Gereh et
établit, sur le cas du Darb-e-Imam, l'anticipation des
quasi-cristaux.
- 2009
: première découverte d'un quasi-cristal
à l'état naturel:
- 2011
: Daniel Schechtman voit ses travaux enfin
couronnés par le Prix Nobel de Chimie.
"For
three millennia we have known that five-fold symmetry is incompatible
with periodicity, and for almost three centuries we believed that
periodicity was a prerequisite for crystallinity. The electron
diffraction pattern obtained by Dan Shechtman on April 8, 1982 shows
that at least one of these statements is flawed, and it has led to a
revision our view of the concepts of symmetry and crystallinity alike.
The objects he discovered are aperiodic, ordered structures that allow
exotic symmetries and that today are known as quasicrystals. Having the
courage to believe in his observations and in himself, Dan Shechtman
has changed our view of what order is and has reminded us of the
importance of balance between preservation and renewal, even for the
most well established paradigms."
Comment prouver l'Apériodicité?
Ah! Il serait quand-même temps de se mettre à un
peu de
Mathématiques... et de revenir à notre monument!
Mais,
pour bien piger la stratégie, rien de tel qu'un
problème
très concret...
Le Problème de Carreleur