MÉRAY, Des Mathématiques et des Vignes...

Le calme d'un petit village de Bourgogne, une après-midi d'été... au bout d'une rue transversale à son artère principale, une de ces solides et vastes demeures comme on en voit dans les bourgs de campagne, et qu'en apparence  rien ne distingue. Ah, si! Une plaque commémorative... bien cachée par le vieux portail!
Il va donc falloir mettre un peu la main au décor avant de faire des photos... et prier sa fidèle assistante de réarranger un peu les fleurs!


Nous sommes au cœur de la Côte Chalonnaise, à Mercurey, le village qui porte le nom d'un Dieu... Mais pas de distraction prématurée (ne cliquez pas tout de suite sur le lien que vous venez de rencontrer!), que lit-on sur cette plaque?


A ce stade de l'enquête, le visiteur de ce site et professionnel des Mathématiques peut se poser une question bien légitime:
"Un fondateur de l'Analyse Moderne? Mais... je n'en ai jamais entendu parler!!! Est-ce sérieux?"

Il semble bien que oui. Consultez sa biographie à l'Université de Saint-Andrews, et vous y lirez:
"So here we have a case of a mathematician who produced work which might have made him one of the leading mathematicians in the world. However, as happened many times throughout history, Méray was unlucky for the genius of his work was not recognised at the time. Others published the same ideas and it would be their work rather than that of Méray which influenced the direction of mathematics. All we can do now is to give Méray the credit he deserves for his remarkable work, even if fate did not allow Méray a role of importance in the development of the subject."

De fait, Hugues Charles Méray (1835-1911) -il préférait signer avec son deuxième prénom- avait anticipé la vision moderne des nombres réels, dont il a donné la première construction par les suites de Cauchy, le théorème  de la borne supérieure avant Dedekind et Cantor : les papiers fondateurs de ces deux derniers datent de 1872, contre 1869 à l'article de Méray, Remarques sur la nature des quantités définies par la condition de servir de limites à des variables données.

Sur ce sujet, un avis qui fait autorité est celui de Henri Poincaré:
"Le principal auteur de cette révolution est le géomètre Allemand Weierstrass; mais nous n'avons eu en France que de vagues échos de ses découvertes. Au lieu de les exposer dans des mémoires imprimés, il se contenttait de les développer dans son enseignement. Elles se transmettaient entre ss disciples par tradition orale [...]
Pendant ce temps, dans une faculté de province, devant un auditoire peu nombreux, un professeur encore peu connu exposait des idées analogues. C'était M. Méray. Lui aussi voulait tout ramener au nombre entier, lui aussi soumettait tous les raisonnements à une critique sévère
[...]
Il aurait donc pu nous familiariser avec ces méthodes nouvelles avant qu'elles ne nous arrivassent en franchissant le Rhin. Malheureusement il se servait d'une langue spéciale qu'il avait créée et qui rebutait la plupart de ses lecteurs; son influence fut en somme médiocre."

Après des études à l'École Normale Supérieure, il avait fait l'essentiel de sa carrière à l'Université de Dijon, fini Doyen, accompagné d'une réputation aussi bien établie que, semble-t-il, méritée, de... caractère épouvantable.

La plaque commémorative a été apposée sur sa maison tout récemment, le 9 Juin 2005, comme "bouquet final" d'un Colloque en son honneur. La redécouverte qui a mené à cet événement mérite d'être contée... et c'est ce qu'a fait, d'une manière particulièrement savoureuse, le responsable de cette résurrection, Vincent Cossart, dans un article pour la Gazette de la Société Mathématique de France (n°103, Janvier 2005), à lire aussi en ligne: Conte de la Saint-Vincent.
Pourquoi Saint-Vincent? Parce que, nul ne l'ignore à Mercurey et dans quelques autres lieux bénis par Bacchus, il est le saint patron des vignerons. C'est lors de la fête traditionnelle de la Saint-Vincent tournante  (autre lien explicatif!) qu'il a tout découvert, car voilà :

Charles Méray était AUSSI vigneron!

Il n'est peut-être pas le seul: le "sire lyonnais", Girard Desargues, ne possédait-il pas des vignes à Condrieu? Méray avait les siennes à Mercurey, et le domaine existe toujours: il s'appelle Domaine Jobard-Martin, et vint en héritage à la mère de Jean-Pierre Jobard ... d'une certaine famille Méray! Les plus fins observateurs ont sans doute remarqué, dès la première rangée de photos, la mention "Cave Ouverte" sur le tonneau, invitant à une exploration plus approfondie des lieux... d'autant que pour accompagner ce Colloque, fut faite une Cuvée Spéciale en l'honneur de l'évènement!


La Cuvée Charles Méray, en tête de cave...


et son étiquette, non moins spéciale!

Il restait encore quelques unes de ces bouteilles de collection (mais un peu moins...) après le passage du Mathouriste ... mais enfin, si vous voulez cet objet unique, dépéchez vous!
Le portrait qui l'orne est celui qui est conservé à la Faculté des Sciences de Dijon, où Méray est en tenue d'apparat... que voici, grâce à l'amicale complicité de mon collègue L.-G. Vidiani, toujours sur les bons coups... puisqu'il était passé au Domaine Jobard-Martin quelques jours avant l'auteur de ces lignes.


Méray ne devrait pas être non plus totalement ignoré des lycéens et des taupins, puisqu'il est l'auteur de ce que ceux-ci s'obstinent à dénommer Théorème des Gendarmes, ou Théorème du Sandwich... Même la presse régionale s'en est fait l'écho lorqu'elle a couvert l'inauguration de la plaque sur sa maison; voici un extrait du Journal de Saône et Loire (10/06/2005):

"Le théorème du gendarme ou du sandwich passe par Mercurey

Mathématicien de génie, Charles Méray (1835 - 1911) était aussi vigneron à Mercurey. Mais il n'est réellement passé à la postérité qu'hier, et encore, localement pour l'heure.
Dire que Hugues Charles Robert Méray est un illustre inconnu serait exagéré. On n'a pas son nom sur plus de 3.000 sites Internet sans avoir quelque mérite et reconnaissance.
Disons simplement que le monde des mathématiques de haut niveau et lui seul le connaît ou à tout le moins a entendu parler de celui qui n'eut qu'un tort : ne pas savoir se vendre et ne pas chercher à prouver entre Cantor et Weierstrass qu'un Français pouvait être vigneron mais « aussi » mathématicien. Faute au destin, à son fichu caractère, à des coups de malchance qui l'ont poursuivi ? Toujours est-il que ce mathématicien réputé pour ses travaux sur la théorie rigoureuse des nombres irrationnels, le fondement de l'analyse et bien d'autres choses a été également un révolutionnaire de l'enseignement de la géométrie qui a selon Poincaré « démontré plus rigoureusement ce qui avait été mal démontré avant lui ».
C'est un de ses disciples, Vincent Cossart domicilié à Mercurey qui a lors de la Saint Vincent du village en janvier 2004 découvert l'homme, ses attaches, sa double personnalité mathématico-viticole et a décidé qu'il était temps de lui rendre hommage. Hommage à l'enfant du pays. Il a très vite réussi à convaincre la ville de Chalon, la commune de Mercurey et le Grand Chalon et hier, 9 juin 2005, 96 ans, 4 mois et 7 jours après la mort à Dijon de celui qui y enseigna les maths à l'Université ce fut la journée d'hommage. Un hommage en deux temps pour un homme à double facette.
D'abord un colloque international de très haut niveau à l'IUT de Chalon auquel participaient une quarantaine de chercheurs et enseignants. Ensuite, et plus proche du grand public, un hommage à Mercurey, dans la maison qui l'abrita et qui est aujourd'hui propriété de Jean-Pierre Jobard, lui-même universitaire de haut niveau. [...]
Mais, bien sûr c'est autour d'un verre de Mercurey que tout s'est déroulé, et l'inauguration d'une plaque à la mémoire de Charles Méray fut le premier élément d'une véritable reconnaissance pour celui qu'on peut résumer comme « mathématicien et viticulteur, géomètre, pédagogue, curieux de tout et fondateur de l'analyse moderne », celui qui aurait du donner son nom au « théorème du gendarme » ou du « sandwich » (1) bien connu des élèves de première..."

Puisqu'il y eut redécouverte, sans doute faut-il comprendre pourquoi il y eut oubli. La stature n'est certes pas celle d'un Weierstrass, les deux propos ci dessous nous le rappellent; et un autre exemple, la théorie de la Convergence Uniforme, ne montre-t-il pas que le pionnier, en l'occurence Gudermann, professeur de Weierstrass, peut se retrouver dans l'ombre du géant sans qu'il y ait la moindre mauvaise intention de celui-ci?

"Je ne veux pas, bien entendu, égaler M. Méray à Weirstrass; celui-ci n'était pas seulement un logicien impeccable, il était un créateur; il ne se bornait pas à appuyer sur des fondements indestructibles les résultats obtenus par d'autres; il en trouvait de nouveaux. Sous ce rapport, il l'emporte infiniment sur M. Méray."
Henri Poincaré
"Comme analyste, je ne me suis jamais comparé à Weierstrass qui a reculé les bornes du champ mathématique, tandis que je ne faisais qu'en extirper les ronces et les pierres."
Charles Méray
Mais il y eut surtout, on l'a déjà aperçu dans cette évocation, son style trop personnel et son humeur difficilement supportable; Vincent Cossart, dans son Conte de la Saint-Vincent , vous donne avec humour -et en cinq points- la Méthode H. Méray pour sombrer dans l'oubli quand on est un chercheur de grande qualité...

À l'attention des pélerins Mathématiciens...


Domaine JOBARD-MARTIN, Place du Bourgneuf, 71640 Mercurey

Quelques références autour de Méray

Sur la Construction de Cantor-Méray des Réels:

Le premier de ces deux ouvrages est récent (2002), très plaisant, et on ne peut qu'en conseiller la lecture à ceux qui veulent s'initier sans douleur à la théorie des nombres réels (ne perdons pas de vue qu'elle est tout juste centenaire!); elle fait une juste part au travail de Méray. La deuxième lui consacre un chapitre et souligne son rôle de pionnier.
  • H. BOUALEM, R. BROUZET, La Planète R: Voyage au Pays des Nombres Réels (Dunod)
  • P. DUGAC, Histoire de l'Analyse (Vuibert)

Œuvres de Charles Méray sur Gallica (BNF):


...avec une dédicace signée de l'auteur!

Épilogue


Quand des Matheux rencontrent le souvenir de Méray... qu'arrive-t-il?

La chose fut consommée gaiement, mais avec modération. Il n'y eut donc pas besoin d'appliquer aux invités le... Théorème des Gendarmes!

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