Quelques Figures Invariantes par Translation

Apprentissage à Persépolis

Mais oui, c'est l'endroit idéal pour découvrir ces notions en contemplant les reliefs!

Translater une figure, c'est la déplacer parallélement à elle-même, sans aucun mouvement de rotation, dans une certaine direction donnée, comme si l'on faisait glisser un calque. Dans un plan, par exemple, cela consiste à ajouter aux coordonnées de tous les points d'une figure la même quantité a en abcisse et la même quantité b en ordonnée; la formule
T : (x , y) |----------> (X , Y) = (x + a , y + b)
définit une transformation géométrique que l'on appelle une translation de vecteur V (a , b).
On peut visualiser ceci sur l'image ci-dessous: tous les vecteurs rouges sont superposables, qu'ils joignent l'extrémité d'une lance à la suivante, une boucle d'oreille à la suivante, etc...

Persépolis (Iran): escalier de l'Apadana, les "Immortels"

"Une figure invariante, quand elle est soumise à une translation T, montre ce que dans l'art décoratif on appelle un report infini, c'est à dire la répétition à un rythme spatial régulier, à intervalles égaux."
(H.W.)
Bien entendu, en pratique, et comme on le constate ci-dessus, le décorateur n'emploie qu'un "petit extrait"(puisque fini) de cette infinité; mais plus grand est le nombre de motifs répétés, plus le visiteur ressent l'impression du grandiose... D'ailleurs, Darius lui-même jouait avec ce rapport fini/infini, puisque cette garde personnelle d'élite devait son nom à ce que tout soldat tombé au combat était immédiatement remplacé, comme si le Rois des Rois disposait d'un réservoir infini: de quoi impressionner l'adversaire sur le champ de bataille, et, à toutes fins utiles, un ambassadeur étranger visitant son palais, en le lui rappelant par ces bas-reliefs. Et quelques autres: à quelque endroit du palais que l'on soit, il doit être impossible d'y échapper!

Persépolis (Iran): palais de Darius

Poursuivons avec Hermann Weyl:
"Un modèle invariant par la translation T est également invariant dans les itérations de T:
T²=ToT, T³ = ToToT, ...
et bien entendu dans l'identité Id , ainsi que dans la transformation T' , inverse de T, et toute ses itérations T'², T'³ ..."
(H.W.)
T' est définie par T'oT = ToT'=Id, et tout cet ensemble de transformations constitue ce que nous appellerons un groupe, selon la définition que nous donnerons un peu plus loin. Ci dessous, on a visualisé les vecteurs relatifs à en jaune, et T' en vert.

Tous ces vecteurs ont pour composantes ( na, 0 ), où a est fixe -de l'ordre de 0,80m sur cet exemple- et n entier relatif.

Hermann Weyl n'a pas pris pour exemple le palais de Darius à Persépolis... mais celui de Suse, et sa célèbre frise des Archers, dont voici un des représentants:

Musée de Téhéran (Iran)

 Pourtant, cette image ne permet pas à elle toute seule de se faire l'idée exacte de la frise: Weyl attire notre attention sur une petite subtilité que vous pourrez saisir mieux saisir en allant la voir au département des Antiquités Orientales du Musée du Louvre (Paris), ou  virtuellement en suivant ce lien :
"Vous devez noter que la translation de base, a, est égale à deux fois la distance qui sépare les archers, puisque le costume des archers change alternativement"
(H.W.)
Qu'à cela ne tienne! Le même phénomène est également observable à Persépolis!

Persépolis (Iran):                       escalier de l'Apadana                                 palais des mille colonnes

Sur ces photos, le "motif de base" (le plus petit à partir duquel on puisse reconstituer toute la frise en appliquant ad libitum les translations T et T') est de deux personnages, en raison des alternances, respectivement:
   - d'un bouclier, d'une lance;
   - d'un Mède et d'un Perse (la distinction se faisant par les coiffes).

En d'autres endroits, il sera raisonnable de considérer que le motif de base est d'un seul personnage, au nom du principe géométrique sous-jacent: mêmes personnages (des Assyriens, reconnaissables à leur coiffe), mêmes gestes. L'invariance par translation serait parfaite... s'ils avaient les mains vides; et tout l'effet de la variété des offrandes vise à souligner la puissance de l'empereur Perse!
Persépolis (Iran):                       escalier de l'Apadana, frise des tributaires: les Assyriens

Un principe qui s'exprime bien plus tôt dans les fresques de la civilisation Minoénne

Palais de Minos à Cnossos (Crète)

Persépolis nous permet même de voir une chose plus rare: des translations qui ne sont ni verticales, ni horizontales, avec ces personnages qui "montent les escaliers": translation stricte, géométrique, mais en contrepartie quelque peu figée pour les archers; tranlation des motifs essentiels pour les tributaires, donnant l'impression de translation en première lecture, mais avec une différentiation ultérieure par les offrandes (comme pour les Assyriens ci-dessus) et, artistiquement, un aspect beaucoup plus dynamique obtenu en faisant reposer les peids sur des marches différentes.

Persépolis (Iran):    Archers, escalier de l'Apadana                       Tributaires, escalier du Palais de Xersès

Ailleurs, quelques autres exemples

Colonnades et Cloîtres

Le rythme par la répétition régulière confère sans nul doute leur harmonie aux colonnades dont la Grèce antique a fait un large usage -malheureusement, un état de conservation impeccable est requis pour  l'apprécier pleinement.  Et en d'autres lieux et d'autres temps aussi...

                      Athènes (Grèce): Stoa d'Attale, au Forum            Moulins à Prière au monastère de Ghyantze (Tibet)

Et, comme pour les archers de Perse, on peut voir un cas où le plus petit motif dont on puisse déduire la totalité est fait de deux colonnes au lieu d'une.

Cyrène (Lybie): Portique des Hermès, II-ème siècle


Le sculpteur y a fait alterner les deux divinités protectrices du gymnase (Ptolémaïon): un Hermès (imberbe) avec un Héraklès (barbu); l'ensemble original s'étendait ainsi sur 130m! Hélas, les têtes ont beaucoup souffert, si bien que cela ne saute plus aux yeux; malgré tout on pourra s'y retrouver avec la position des bras.

Une autre façon d'adoucir la relative austéritédu modèle Grec classique a été l'introduction d'arches. Nous devons à l'évidence aux Grecs et aux Romains le modèle des galeries marchandes de beaucoup de nos villes!

Leptis Magna (Lybie): les arcades du nouveau forum, II-ème siècle

Celle-ci répétait dans les médaillons la tête de la gorgonne Méduse -en souvenir de la décoration du bouclier d'Athéna; quelques-unes toutefois étaient légèrement différentes, rappelant de manière plus suggestive sa chevelure de serpents.

Les cellules monastiques se répètent à l'identique, indépendamment du culte considéré. La visite de n'importe quel cloître en France vous en convaincra sans peine, mais n'oublions pas d'aller voir ailleurs...

                 Médersa Tillia-Kari à Samarcande (Ouzbékistan)                 Monastère de Samya (Tibet)


                    Monastère de Tashilumpo à Shigatze (Tibet)      Médersa Nadir Diwan Beg à Bukhara (Ouzbékistan)

Translation et Décoration

Nous avons découvert dans le cadre de la symétrie plane les allées de sphinx de Louxor, dont chaque côté est fait des translatés d'un seul animal. On le retrouve dans la nécropole Thébaine à Karnak, mais le motif de base est le bélier:

Karnak (Egypte): l'allée de béliers

Les animaux seront également mis à contribution "en translation" sur des reliefs:

Bishapur (Iran): tombeaux Sassanides

Mais la répétition peut encore s'appliquer à un motif purement géométrique; c'est très fréquent dans les mosaïques et dallages de sols.

Mosaïque de sol à Délos (Cyclades)

Comme dans le cas des allées de sphinx et de béliers, une symétrie bilatérale a ensuite été appliquée. L'image complète est toutefois moins riche en syméties, car le motif de base n'a pas de symétrie propre, alors que sphinx et béliers en possédaient une.

L'exemple suivant est un mur peint. En premier, nous percevons l'effet de translation du motif, le Bouddha. Mais, de même que chaque tributaire en Perse apporte un cadeau différent, ici chacune des "vignettes" illustre une position différente des mains du Bouddha (dévolue à un aspect de son enseignement); à droite de la deuxième, par exemple, la classique "prise de la terre à témoin".

Monastère de Tashilumpo à Shigatze (Tibet)

L'effet de répétition, de nombre, vise toujours à donner l'impression d'une infinie richesse, et à susciter l'humilité du spectateur; mais là où les souverains perses soulignaient leur richesse matérielle, les moines tibétains insistent sur la richesse intellectuelle et l'immensité de l'enseignement du Bouddha. Dans un cas c'est le contribuable que l'on impressionne, dans l'autre le disciple!

Et puisqu'il s'agit d'impressionner... pourquoi ne pas penser à un mur de crânes! Terminons donc sur le continent Américain, avec la thématique violente des Aztèques dans leur capitale, ou plus sereine chez les Incas.

                       Tenochtitlan (ancienne Mexico, Mexique)              Temple de la Lune à Tihuanaco (Bolivie)