Surfaces et Sculpture(s)

"Le génie mathématique et le génie artistique se touchent l'un l'autre."
Gösta MITTAG-LEFFLER (Mathématicien Suédois, 1846-1927)

II : Pevsner et les Surfaces Développables

Pour mieux appréhender l'originalité de l'œuvre de Pevsner et sa proximité aux mathématiques, un petit préliminaire technique s'impose. Rassurez-vous, nous le ferons aussi en la bonne compagnie d'artistes et de leurs travaux. En commençant par remonter à... très longtemps en arrière, tant la notion est intuitive. En fait, vous savez sûrement de quoi il s'agit... sans forcément en connaître le nom!

Que sont les Surfaces Développables?

Les Cylindres et les Cônes...

Dès le quatrième millénaire avant J.-C., apparaissent en Mésopotamie des sceaux-cylindres, destinés à apposer la signature de leur possesseur dans l'argile comme signe d'identification et d'authencité.

Sceau  Assyrien, XIVème sicle av. J.-C. Musée du Louvre, Paris

Le sceau roule en gardant en permanence un segment de droite en contact avec l'argile; et ce faisant développe sur le plan la figure gravée: voilà pourquoi on qualifiera le cylindre de surface développable. Le motif se trouve reproduit sans déformation, à la même taille que sur le sceau: en termes savant, il y a une transformation isométrique (de même mesure) entre le cylindre et le plan. On peut faire de même avec un cône: qui n'a pas joué quelques instants avec son cornet de glace encore emballé sur la table? (Moins historique, mais plus gourmand...): le roulement est rendu possible, précisément grâce au contact de la surface avec le plan le long d'une génératrice droite.

A contrario, une sphère, qui n'est pas réglée, ne saurait être développable... et c'est bien embêtant, car, comment faire des cartes géographiques, planes par essence, sans déformation? C'est tout simplement impossible. Du coup, c'est devenu un sujet mathématique riche et passionnant, car la réponse "c'est impossible", pour rigoureuse et mathématiquement impeccable qu'elle soit, ne saurait satisfaire un général ou un navigateur! Le mathématicien cartographe doit passer un compromis en projetant la sphère sur une surface développable: tout le monde connait la projection de Mercator, sur un cylindre (avec un Groenland énorme et déformé), et a peut-être entendu parler de la projection conique de Lambert, qu'utilise l'IGN pour fournir d'excellentes cartes locales: comme son nom l'indique, elle se fait sur un cône tangent à la sphère, le long dun parallèle (et le seul qui sera gardé en vraie grandeur).




projection de Mercator projection de Lambert
(source des illustrations: Wikipedia)

Cônes et cylindres, donc. Encore faut-il donner à ces expressions leur vrai sens mathématique, sans les limiter au cas de bases circulaires comme ci-dessus. Voici un autre objet d'art qu'un mathématicien appelle cylindre:

J.-E. Rulhmann, Bureau de Dame, 1923.
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.

Le rideau mobile est un cylindre, en tant qu'ensemble de droites toutes parallèles à une direction fixe (celle de la longueur du bureau). Les cylindres se différentient par la directrice, courbe sur laquelle s'appuient ces droites: ici, la section droite, dans le sens de la largeur du bureau. Le caractère développable saute aux yeux: ce rideau a été construit et assemblé à plat par l'ébéniste!
Et c'est fort légitimement que l'artiste donne son nom à cette pièce, comme si le corps cylindrique de la bouteille avait été incisé, puis développé et arrété selon des courbes arbitaires: la surface rest un cylindre à génératrices verticales.


U. Boccioni (1882-1916), Développement d'une bouteille dans l'espace, 1913
Metropolitan Museum of Art, New York

Même en peinture, le cylindre et le cône, avec la sphère (non développable), sont appelés à jouer un rôle fondamental dans le processus par lequel toute la peinture doit se reconstruire; la phrase est restée célèbre:

«Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici: traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central.»

 Paul Cézanne, Lettre à Émile Bernard (1904)


Travaux pratiques, avec des maîtres incontestés. Le corps humain est un sujet de choix, car les développables y prédominent (torse et membres)



Fernand Léger
Exit les Ballets Russes, 1914
Kazimir Melevitch
Femme aus seaux, arrangement dynamique, 1912
Museum of Modern Art, New York

En sculpture aussi...



Josef Csaky (1888-1971)
Abstraction, 1919
Constantin Brancusi
Torse d'un jeune homme, 1924
Hirschhorn Museum , Washington D.C.

... Mais est-ce tout?

Vous voilà bien au fait des cônes, des cylindres comme surfaces développables, et de leur rôle comme "atomes de forme" dans l'art du début du XXème siècle. Mais à ce stade, une question devrait vous tarauder, artistiquement comme mathématiquement:

Y- a-t-il d'AUTRES surfaces développables?

Il faut, pour avancer, aller au delà du constat et en poser la définition mathématique. Ce qui permet au cône ou au cylindre de rouler sur le plan, c'est l'invariance du plan tangent à la surface le long d'une génératrice. Et c'est ce que nous retiendrons comme définition.
Dès lors, il est facile de voir -pour qui a appris à calculer un plan tangent- qu'un troisième type de surface développable apparait:

la famille des tangentes à une courbe gauche (non-plane)

On leur donne le nom de développable des tangentes, et la courbe particulière qui a donné naissance à cette surface, et qui en constitue une sorte de "bord", l'arête de rebroussement. Tout cela pourrait paraître un peu abstrait, et vous pourriez vous dire que les choses se compliquent, si la Nature ne faisait pas bien les choses... dans les dunes des déserts.
Sans trop entrer dans les détails, la physique des grains de sable fait que les grains roulent les uns sur les autres et dévalent la pente si celle-ci est plus forte qu'un angle limite, vosin de 30°. Il en résulte que les tas de sables se stabilisent en surfaces d'égale pente (le plan tangent fait un angle fixe avec le plan horizontal); les développables de tangente à une hélice (courbe dont la tangente a une pente constante) sont de telles surfaces, l'arête de rebroussement se matérialisant par la crête de la dune.




Désert du Takamakan (Chine, province autonome du Xinjiang).

La crête est une courbe qui monte selon une pente constante; ses tangentes engendrent la partie ombragée de la dune en faisant toutes ce même angle avec le plan horizontal: c'est une développable des tangentes!

Monge a fait l'étude des tas de sable en 1807, et vous trouverez de plus amples détails mathématiques sur cette page de Robert Férreol, si vous le souhaitez.

À l'opposé, il y a des surfaces qui, quoique réglées, ne sont pas développables (et constituent par là-même des contre-exemples moins triviaux que la sphère). Nous avonst illustré la variation du plan tangent le long d'une génératrice droitesur  les hyperboloïdes à une nappe ; il en est de même pour les paraboloïdes hyperboliques.

Où en est, alors, la question que nous avons posée: "y en a-t-il d'autres?" Avoir trouvé un troisième type n'exclut pas a priori qu'il y en ait un quatrième, un cinquième... Il est temps d'avoir un théorème pour se rassurer: on n'a oublié personne, on a fait le tour complet de la question.

Théorème (EULER, 1772) :
" Toute surface développable est un cône, un cylindre, une développable des tangentes ou une réunion de nappes des types précédents"

"Un article absolument merveilleux... " en dit Etienne Ghys dans sa conférence tous publics
Une brève histoire de la géométrie des surfaces
que le Mathouriste vous recommande!
C'était lors de la journée organisée par l'Académie des sciences le 7/04/2015 (vidéos disponibles sur le site):
Lisses, ondulées, froissées ou rugueuses: les surfaces dans tous leurs états

Etienne Ghys lors de son exposé

Ce monument, enfin,  semble présenter une situation mixte: cylindrique dans sa partie gauche, il présente sur la droite une torsion apparente sur le second cliché (malgré une piètre qualité due à de mauvaises conditions de lumière), conférant à cette portion de surface un caractère non développable.




Hommage aux marins disparus lors de la Seconde Guerre Mondiale,
Varsovie (Pologne)


Antoine Pevsner à la rencontre du Troisième Type

Antoine Pevsner, (1861-1962) est un sculpteur d'origine Russe, installé en France à partir de 1923, qu'on peut classer dans le mouvement constructiviste. Plusieurs de ses sculptures portent le titre de Surface Développable... et en sont effectivement. Toutefois, lui-même s'est défendu d'une inspiration strictement mathématique et, revendiquant une part lyrique, a ostensiblement pris ses distance avec les artistes qui voulaient rapprocher l'Art et les Sciences, ce qui était plutôt en vogue dans les années 1950-70. Il y a donc une forme de paradoxe, sinon de schyzophrénie, dans sa création, car, malgré ses dénégations, le concept de surface développable est suffisemment peu courant pour que son inspiration ne soit pas totalement étrangère aux Maths! Le plus probable est qu'il ait été touché par la Géométrie, comme Moore ou Hepworth, mais, tel un voleur de feu, ait tenté de s'enfuir bien vite... Il ne nous a guère aidé à élucider ses sources, tout en produisant les sculptures les plus proches de la morphologie mathématique pour son époque!

Maquette de la
Colonne Développable de la Victoire
(1955)
Laiton, ciment et plâtre


Centre Pompidou Metz, exposition inaugurale (2010)

Version définitive réalisée à Detroit, Michigan (U.S.A)
Une telle surface est formée par la famille des tangentes à une courbe gauche, que l'on voit nettement au coeur de la sculpture. Le plan tangent reste alors fixe le long d'une génératrice droite: il est défini par celle-ci et la tangente au point de contact avec la courbe gauche.

Pourtant, en regardant mieux, il y a des portions de la sculpture qui, tout en restant dans la famille des surfaces réglées, ne sont pas développables!
Sur la partie droite du monument, le plan tangent le long d'une génératrice ne peut rester invariant, comme l'affirme un théorème simple. Il serait à la fois défini par les deux droites rouges... et les deux vertes, ce qui est impossible! Dans cette région, on a toujours affaire à une surface réglée, mais NON développable (ou gauche)



Voici une autre œuvre du même sculpteur; la courbe gauche qui lui donne naissance -l'arête de rebroussement, y apparait nettement. Elle a été présentée à Paris, au Grand Palais, en 2013, lors de l'exposition Dynamo.


Construction Surface Développable, 1938 (en cuivre)
Kunstmuseum, Bâle (Suisse)


Le constat fait, on peut quand même trouver un témoignage où l'influence est reconnue: comme on le pressentait, le mode de rencontre a été similaire à ce qui s'est passé pour Moore et Hepworth. On notera la référence aux "travaux de Poincaré", assez mystérieuse (mais reprise aujourd'hui encore dans la présentaition des œuvres en ligne du Centre Pompidou!). Est-il possible qu'il y ait eu mélange entre l'homme et l'Institut où l'on pouvait voir ces fameux modèles?

Extrait d'une interview de René Massat, un proche de Pevsner (2000)

" Vous analysez dans vos articles l'idée des surfaces développables, qui n'a cessé de le préoccuper. Avait-il lu les écrits d'Henri Poincaré?
- Oui, il les connaissait très bien. Dans les années trente, à l'École des Arts et Métiers, les étudiants avaient fait des sculptures en carton qui partaient de la surface développable. Pevsner a attiré un jour mon attention sur cet exercice, qu'il trouvait très intéressant. Mais ce n'étaient que des jouets, pas des œuvres. Quelqu'un m'a présenté récemment une sculpture de Pevsner qui, en fait, n'était qu'un de ces cartons d'exercice! Je l'ai expliqué à cette personne, qui soutenait l'avoir reçu comme une
œuvre de Pevsner"

cité dans: Antoine Pevsner dans les Collections du Centre Pompidou 

Il est intéressant de se pencher sur la manière pratique dont a opéré l'artiste sur celles de ces sculptures qui font le plus apparaître les génératrices, faites de tiges accolées. Ce que nous révèle Carola Giedion-Welcker dans son texte  ci-dessous, c'est que Pevsner construit sa surface réglée en faisant balayer l'espace par les génératrices. Et si c'est intuitif, c'est d'autant plus remarquable puisque cela correspond exactement à la définition mathématique d'une surface réglée, décrite par une droite mobile régulièrement, sans heurt.
MIEUX: si sa volonté est que cette suite de légers mouvements dessine une courbe de l'espace... chacune des génératrices occupe la position de tangente instantanée, et donc la surface obtenue est, par définion, une développable de tangentes! En ce cas, c'est la volonté dynamique du geste qui est parvenue, de façon purement intuitive, au même résultat que la définition mathématique (et celle-ci est alors comprise "en images" sans l'être forcément "en texte mathématisé"). Il ne lui reste plus qu'à être observateur et informé (à l'IHP, auprès de Barbara Hepworth, ou ailleurs), pour trouver ses titres.

L'œuvre de cet encadré:

Colonne de la Paix, 1954
Hirschhorn Museum,Washington
(U.S.A.)

Certaines des nappes réglées sont des cônes ou des plans!
"La torsion des plans s'obtient ici par un dense réseau de lignes qui se transmettent le mouvement l'une à l'autre. Il en résulte des plans recourbés aux fines structures et qui semblent enclore l'espace. Leur grillage serré de lignes déroule sous nos yeux la naissance et le développement des courbes dans le temps. [...] Conçu à grands traits, le dynamisme de la composition offre un contraste frappant avec la minutie du détail: un artisan méticuleux a soudé pièce à pièce toutes ces baguettes pour combler les vides et conférer à l'ensemble une tension vitale. [...] Le mouvement, ici, n'est pas physiquement réalisé, comme dans les mobiles de Calder: c'est l'imagination visuelle qui est sollicitée par le rythme imposé à l'espace."
"Pevsner use, il est vrai, d'un vocabulaire mathématique, mais non de méthodes scientifiques ou arithmétiques. L'art et la science forment chez lui forment chez lui deux mondes distincts. L'un ouvre sur les royaumes de la libre imagination, l'autre cherche à définir. Le sculpteur insiste particulièrement sur ce point dans sa dernière profession de foi, qui semble être son testament artistique (XXème Siècle, Juin 1958). Il s'écarte donc volontairement des artistes qui, trop dociles aux exigences de l'actualité, amalgamant arbitrairement l'art et la science."

C. GIEDION-WELCKER, L'Imagination Spatiale d'Antoine Pevsner


Les titres... il ne faut d'abord pas se méprendre sur le sens des mots. L'auteur de ces lignes se gardera de jeter la pierre au deuxième qui se tromperait, car il se souvient d'avoir été le premier pris au piège, face à une maquette de Projection Dynamique au 30ème Degré: d'instinct, le mathématicien pense au degré algébrique de la surface, celui du polynôme P qui en définirait une équation dans l'espace
Px , y z ) = 0
-d'autant qu'il est souvent mis en avant dans l'étiquetage des modèles. De là à conclure que l'artiste est un jobard qui exagère pour impressionner à bon marché, le pas serait facile... or , ce 30° n'est qu'une référence à l'inclinaison de l'axe qui détermine la direction essentielle d'un élément de la sculpture!





Projection Dynamique au 30ème Degré (1951) in situ:
Université de Caracas (Vénézuela)


Extrait d'une interview de Bernard Dorival, conservateur au Musée d'Art Moderne (2001)

" Vous pensez que l'attribution des titres pour ses sculptures était aléatoire?
- Sûrement pas. C'était réfléchi. Par exemple, la Construction Spatiale aux
3ème et 4ème Dimensions de 1961, c'était un courant dans l'art et même une mode. Apollinaire ne parlait que de la quatrième dimension, sans jamais avoir dit ce que c'était. Je crois d'ailleurs que le voyage à Paris de 19111 a été décisif pour lui,même s'il ne s'est pas laissé influencer par le cubisme."

cité dans: Antoine Pevsner dans les Collections du Centre Pompidou

Construction Spatiale aux 3ème et 4ème Dimensions, 1961
Centre Pompidou, Paris


Cette sculpture est la dernière qu'ait réalisé Antoine Pevsner.

Timbre (1987) d'après Le Monde (1947)

Références


Le Mathouriste dédie affectueusement cette page à la mémoire de celui qui fut son professeur de Spéciales:
Gilbert Péronny, 
grand amateur de géométrie des surfaces.



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