Symétries Polygonales d'Ordre Impair

On a déjà mentionné la rareté de la symétrie pentagonale; a fortiori s'étend-elle au cas des autres polygones d'ordre impair!

Symétrie Triangulaire

Il est assez surprenant tout de même que cette rareté commence à s'exercer... avec un objet aussi commun que le triangle équilatéral. Certes, rien n'habite plus les objets de tous les jours que la symétrie d'ordre 3: trépieds divers, du tabouret de ferme à la table de bistrot en passant par la suspension des plateaux de balance (telles qu'on en voyait encore beaucoup sur les marchés de France dans les années 1960: il faut aujourd'hui aller les chercher plus loin!)... et autres accessoires.

Bakhtapour (Népal)

Mais existe-t-il des bâtiments ou corps de bâtiments en forme de prisme triangulaire? Sans doute l'angle aigu, et la perte d'espace à meubler qu'il implique, ont-ils eu un rôle dissuasif...

Dans l'Antiquité

Voici néanmoins deux beaux monuments antiques de taille respectable invariants par les groupes R3 et D3, en commençant par le plus célèbre, édifié vers 330 av J.C.:

Musée de Delphes (Grèce): colonne des danseuses 

Oui, R3 et non D3, si l'on porte bien attention à la position levée d'un des deux bras!
En fait, on ne voit là que la partie supérieure d'une colonne dont la hauteur est estimée à 13m : on trouvera plus de précisions ici, et surtout un intéressant projet de reconstruction virtuelle qui ne manquera pas d'intéresser ceux qui, comme le Mathouriste, ont un petit penchant pour l'Informatique Théorique: il exploite une structure de données avancée,  les quadtrees! (télécharger le document proposé: dossier de presse du 20/11/2003). Mais ce document permettra aussi de situer l'emplacement de cette colonne géante dans le site, selon une perspective reconstruite.

Le second le bat en hauteur (23m), mais se signale avant tout par son originalité: il s'agit d'un monument de style Carthagineois (II-ème siècle avant J.C.), marquant l'emplacement du tombeau d'une riche famille. Or, la célèbre imprécation Delenda est Carthago ayant été prise au mot, peu de témoignages de cette brillante civilisation nous sont parvenus!

Sabratha (Lybie): Mausolée B, Punique

À la Renaissance

C'est en 1642 que Francesco Borromini (1599-1667; voir aussi cette biographie en Italien, c'est la version la plus complète) signe, avec la chapelle Sant'Ivo de l'Université La Sapienza à Rome, un surprenant (à plus d'un titre, on le verra dans ces pages!) chef d'œuvre baroque: la symétrie triangulaire est le principe fondateur du monument.


Rome, Sant'Ivo de la Sapienza (Italie) et son architecte Francesco Borromini

Rien ne le fait donc soupçonner de l'extérieur. Mais entrez (ce qui n'est pas si facile: elle n'est ouverte que le Dimanche matin, de 9h à 12h!); levez les yeux vers sa coupole. La première perception est hexagonale:
Regardez mieux, pour commencer, l'alternance des motifs décoratifs: il y en a deux différents, chacun se répétant trois fois: on est donc bien en présence d'une symétrie D3! Laissez descendre le regard vers les corniches, le meilleur est à venir:


Les six "tranches" ont des bases alternativement convexes (en demi-cercle) et concaves (un petit arc de cercle). Il y a donc 3 tranches du premier type, organisées en un triangle équilatéral, et 3 du second, formant un deuxième triangle équilatéral, déduit du premier par un demi-tour.

Afin de vous aider à mieux saisir, nous avons ajouté les deux triangles servant de point de départ à cette construction sur une photo prise avec un objectif "très grand angle" (cette coupole n'est pas très haute, contrairement à la plupart de ses congénères romaines, et rend impossible toute prise de vue d'ensemble à l'aide des zooms équipant usuellement les appareils). L'ensemble est donc bien invariant par le groupe D3, puisqu'il est groupe de symétrie commun à ces deux triangles.


L'image de fond de cette construction, le Mathouriste  l'a emprunté à ce blog... que l'auteur soit ici remercié de son invitation à aller admirer cette église, qui prouve que l'on peut faire baroque et léger, alors que Rome a tôt fait de vous persuader de l'incompatibilité des deux... Le propos de Borromini était bel et bien de créer une architecture refondée sur les principes de l'antiquité, notamment la symétrie. [un autre lien sur Sant'Ivo]

Motifs Décoratifs

Redonnons la parole à notre mentor, pour deux exemples explicitement mentionnés dans son livre, le premier par le texte seulement, le second acccompagné d'une photographie en noir et blanc:
"L'exemple le plus simple de symétrie de rotation [est] le trépied. Si l'on veut éliminer la symétrie réflexive qu'il possède, il suffit d'ajouter de petits traits au bout des branches: on obtient alors le triquètre, vieux symbole magique. Les Grecs l'ont dessiné avec, au centre, la tête de la méduse et en ont fait le symbole de la Sicile triangulaire." (H.W.)

Les trois jambes symbolisent ses trois caps. Une aubaine pour trouver un exemple de groupe de symétrie R3 ! En voici un exemple, qui décore l'entrée d'une demeure du XIX-ème siècle, devenue un hôtel de luxe.

Taormine (Sicile)

"Sur l'escalier au dessin harmonieux de la chaire de la cathédrale Saint-Étienne, la Stefankirche, à Vienne, un cercle orné d'un triquètre alterne avec un cercle orné d'une croix gammée ." (H.W.)

Vienne (Autriche):
Stephansdom

Nous proposons deux autres exemples décoratifs; le premier remonte à l'antiquité Romaine

Ostia Antica (Italie, port de la Rome antique): plaque d'écoulement des eaux.

Le second, qui est aussi le plus récent (XVIII-ème siècle) , est  l'originale girouette du château de Peterhof, résidence estivale des tsars proche de Saint-Petersbourg. L'emblème de la Russie était alors un aigle à deux têtes, symétrique par rapport à son axe médian (et il l'est redevenu). Pour qu'il soit vu ainsi de n'importe quelle direction, et quelle que soit la direction du vent... on a eu l'idée de construire un aigle à 3 têtes et trois corps, chacun dans le plan vertical des hauteurs d'un triangle équilatéral. L'illusion est saisissante!


Saint Petersbourg, Peterhof (Russie)


Le Mathouriste reste en attente de nouvelles découvertes...

Un Heptagone Décoratif !

D7:

Gauss a caractérisé dans ses Disquisitiones Arithmeticae (1801) les polygones réguliers constructibles à l'aide de la règle et du compas: pour n < 25, voici le début de la liste:
3 , 4 , 5 , 6 , 8 , 10 , 12 , 15 , 16 , 17 , 20 , 24 , ...
[ voir un bon article à ce sujet ]
En fait, parce qu'on sait construire facilement la bissectrice d'un angle, et partant doubler le nombre de côtés, on peut se restreindre aux nombres impairs, et même aux nombres premiers en employant un peu d'arithmétique élémentaire. Ce qui restreint la liste ci-dessus à
3 , 5 ,17 , 257 , 65537 , ...
et tous les nombres de Fermat 
Fn =
à condition qu'ils soient premiers: ce brave Fermat croyait la chose automatique, mais il n'en était rien (pas de chance: après n = 0,1,2,3,4 qui fournissent les nombres ci-dessus, n = 5, 6, 7 engendrent des Fn non premiers; c'est Euler qui a découvert le premier, en 1732, que 641 divise F5)

Mais revenons à nos polygones: 7 est absent de la liste, seule une construction approchée peut être effectuée. D'autre part, pas plus que le pentagone, l'heptagone ne peut paver le plan à lui tout seul. C'est donc un "plus mauvais candidat" encore que le déjà rare pentagone.
Pourtant, regardez cet iwan... Le Mathouriste a pris volontairement cette photo... mais pour le beau motif d'ordre 10 au fond et en face, sur le mur vertical. Quelle n'a pas été sa surprise en découvrant sur l'image ce qu'il n'avait pas remarqué in situ: la partie qui se resserre en plafond, où plusieurs étoiles régulières à 7 branches sont présentes!

Mosquée Jameh, Yazd (Iran)

Il semble que le décorateur ait eu l'ingéniosité d'utiliser ces étoiles pour compenser le resserrement.
Moralité: méfiez vous des belles chose, redoublez d'attention: à observer le magnifique, vous risquez de passer à côté de l'exceptionnel!

Trouver la symétrie heptagonale sur une église est  encore plus rare: c'est pourtant le cas sur une face de la cathédrale de Palerme. Construite après la phase Arabe de l'histoire Sicilienne (831-1071), lors de la consolidation du régime des Rois Normands, de 1170 à 1190, elle conserve une part importante -et surprenante- de décoration géométrique. Il faut dire que les souverains Normands, s'ils étaient catholiques de religion, avainet été fascinés par l'art de vivre oriental, tant des Byzantins que des Arabes: cette cathédrale, et celle de Monreale, dont on reparlera un peu plus bas, en portent la marque par un mélange de styles unique, mais sans faute de goût.
Entouré d'une profusion de motifs à symétries d'ordre 4 et 8 (essentiellement), 6 parfois, apparait une seule fois, sur la façade arrière de l'église (à droite de l'abside, mais pas à gauche!) un motif à symétrie D7. Raté de construction ou...volonté délibérée? Abu Al-Wafa (940-998) donnait dans son Livre des Constructions Géométriques Nécessaires à l'Artisan un procédé approché de construction de l'heptagone qui aurait pu suffire: affaire à suivre...

Cathédrale de Palerme (Sicile)

Et un dernier exemple artisanal, bien Français... mais dont on ne sous-estimera pas la valeur culturelle; d'ailleurs, n'a-t-il pas été photographié dans un lieu "à la hauteur"?

Tastevin, Musée des Hospices de Beaune (21)

R7:

Le groupe R7 est encore plus discret, on s'en doute... Le Mathouriste  a fini par en dénicher deux exemples. Le premier dans le portail latéral de la cathédrale précédente (qui est un ajout postérieur du XV-ème siècle):

Cathédrale de Palerme (Sicile)

Le second, de petite taille certes, mais fort bien réalisé, au centre de cette céramique Grecque trouvée, elle aussi, en Sicile. La régularité de la construction y est d'une surprenante précision, et qui plus est, les poissons forment une couronne invariante, elle, par R3 ! Enfin le décor latéral présente une invariance par un Rn , n est assez grand... mais pas facile à évaluer de façon certaine sans ouvrir la vitrine, hélas...

Palerme (Sicile), Musée Archéologique

Et finalement... de l'Architecture Heptagonale!

Le Mathouriste ne croyait plus en trouver un exemplaire quand il a eu la stupeur d'en découvrir un. De surcroit, il n'est pas caché du tout, et mieux: beaucoup de touristes passent juste à côté de lui, sans porter attention à sa particularité! Pourquoi? Parce qu'il se situe à l'ombre du célèbre Platane d'Hippocrate (voir aussi l'article de Wikipedia), dans l'île de Kos (Grèce). Et la foule n'a d'yeux que pour l'arbre, vénérable certes, mais tout de même pas contemporain du Père de la Médecine...


C'est une petite fontaine à ablutions: la photo en fait apparaître tous les piliers, vous pouvez donc vérifier! Le bassin intérieur possède, lui, 14 panneaux de marbre, ce qui constitue un doublement sans surprise. Un guide Turc nous a assuré que des monuments similaires peuvent être vus à Istanbul, mais le Mathouriste avoue son septicisme: d'accord, on y trouve (presque) autant de fontaines polygonales que de mosquées, mais la plupart sont octogonales, quelques unes hexagonales... et s'il a eu le bonheur d'y voir un cas décagonal, aucune réplique du modèle de Kos. La ville est grande, les mosquées y sont nombreuses, il serait bien présomptueux de prétendre avoir tout vu. Disons que l'heptagone ne se présente pas au sein des monuments historiques les plus marquants; si jamais il en est de plus secrètes... ce site attend vos dons au cas où le hasard les placerait sur vos promenades!

Mais en fait... n'y en aurait-il pas eu en France, tout simplement? L'œuvre de Vauban semble plaider pour une réponse positive, quoique nuancée: analyse en trois temps!
1) Oui catégorique si l'on se fie à cette gravure de 1642.

Fortifications de La Bassée (59) au XVIIème siécle

2) Mais reflète-t-elle exactement la réalité? Confrontée à un plan qui la montre sous forme d'un octogone fort peu régulier,  la représentation ci-dessus est suspecte quant à sa fidélité. 

Article La Bassée (59) de Wikipedia

3) En revanche, présent dans le "Jeu des Fortifications" ( voir la page des Symétries Pentagonales) au même titre que le pentagone et l'hexagone, l'heptagone parait bel et bien considéré comme "citadelle théorique". Que l'on  trouvera réalisée avec une assez remarquable approximation sur le site de Maubeuge!

Jeu des Fortifications.... et réalisation concrète à Maubeuge

Le lecteur peut certes contester: un polygone "presque régulier" n'est mathématiquement pas du tout régulier! Mais avec six côtés égaux dès le premier coup d'œil, ce plan n'exprime-t'il pas la volonté de faire régulier, quitte à ce qu'un ultime ajustement rendu nécessaire par l'adaptation au terrain en altère la lettre plus que l'esprit? Nous prendrons le rique de le penser.

L'Ennéagone, lui aussi...

Encore plus rare, pas davantage constructible: le polygone à 9 côtés. Al-Biruni (973-1048), notamment, s'était attaqué en vain à sa détermination exacte, et avait algébrisé le problème en le ramenant à une équation du troisième degré
x³ + 1 = 3x
avant de parvenir à une valeur approchée.
L'ennéagone figure en unique exemplaire sur l'abside de la cathédrale de Monreale, près de Palerme (à droite de l'abside, pas à gauche). Cette singularité n'a pas plus d'explication que celle de Palerme ci-dessus: ces deux églises présentent des similitudes... jusque dans ces curieuses particularités.

Monreale (Sicile): motif d'ordre 9 et vue générale de l'abside

L'Heptadécagone enfin démasqué !

Revenons à Gauss et aux polygones réguliers constructibles. Il avait commencé par découvrir la construction du polygone à 17 côtés dès 1796, à 19 ans. [ voir une méthode possible ]
Il n'est cependant pas courant d'en observer un, ou, ce qui revient au même, une division du cercle en 17 parties égales, et le Mathouriste n'aurait osé espérer seulement qu'on lui indique où aller voir. Et puis, le jour où il s'y attendait le moins...

Kremlin d'Aleksandroskaya Sloboda (Russie), Musée

Il s'agit du cadran d'une horloge conservée au musée du Kremlin d'Aleksandroskaya Sloboda, d'où Ivan IV le Terrible dirigea toute la Russie de1547 à1584. L'édification en avait été décidée par Basile III, grand duc Moscovite et oncle d'Ivan; elle était devenue résidence des tsars dès 1513, mais Ivan IV en avait fait son poste de commandement principal.

Kremlin d'Aleksandroskaya Sloboda (Russie)

Pourquoi la division en 17? Parce qu'en ce lieu, la durée maximale du jour en été (ou de la nuit en hiver) est de... 17 heures. Il n'a hélas pas été possible d'obtenir sur place plus de détails sur son fonctionnement, mais on peut  supposer que l'horloge était "réinitialisée" tous les jours (et toutes les nuits?..); sinon, comment faire?
Le cadran extérieur et/ou le cadran intérieur était il-mobile, afin qu'ajustant les deux quadrants l'un à l'autre chaque jour, on puisse lire l'heure "classique" et savoir où l'on en était de la durée du jour (ou de la nuit)? Pas évident, puisqu'ils sont tous deux gradués en 17 parties.
Ce qui est sûr, c'est qu'en Russie les cadrans d'église, du XVI-ème au XVIII-ème siècle, n'avaient qu'une seule aiguille, celle des heures, et que leur cadran était marqué par des lettres, comme le cadran extérieur de celle-ci. (voir un exemple au Monastère Saint-Euthyme, à Suzdal, Russie). Or, le A correspond à 1 heure, le B à deux, etc... dans l'ordre de l'alphabet alors en usage. Que l'on voit bien face à face, comme s'il s'agissait seulement de donner le dictionnaire entre le code alphabétique et le code numérique.
On peut tenir pour très probable que l'artisan a utilisé une division approchée plutôt que la fameuse construction: il n'y a pas de date apparente, mais l'objet semble antérieur au dix-neuvième siècle.
Une vue un peu plus large fait voir une partie du mécanisme, ... dont on ne tire pas à première vue d'information décisive.

Le Mathouriste remercie les guides du musée, qui l'ont autorisé à prendre ces clichés.
Toute information complémentaire sera évidemment accueillie avec une grande reconnaissance!

N.B.: On peut voir au Musée des Arts et Métiers à Paris une curieuse horloge révolutionnaire, possédant une double graduation, l'une en 24h, l'autre en 10 parties: il s'agissait d'une tentative -certains diraient: d'un excès de zèle- pour appliquer au temps la division décimale à l'époque de l'instauration du système métrique. C'est complètement différent de notre cas, où l'heure demeure la 24-ème partie de la journée.

Mais il y a plus étonnant encore. Le bassin des Aghlabides à Kairouan est formé par deux réservoirs de forme polygonale: le grand bassin est un polygone régulier à 48 cotés, inscrit dans un cercle de diamètre 128m , et le petit bassin, de décantation, inscrit dans un cercle de diamètre 37,4 m, est un polygone à 17 cotés: or la construction date du IX-ème siècle (achevé en 862)! Nous empruntons les deux vignettes-plans ci-dessous à ce site.

Kairouan (Tunisie)

Grâce à la complicité de Roger Hanoune, archéologue (Université de Lille-III), le Mathouriste est désormais en mesure d'en apporter  la  preuve par l'image:


                         Vue Générale           Plan de Kairouan: les bassins sont en haut!             Les 2 bassins

Kairouan (Tunisie): le bassin à 17 côtés

On distingue mieux la forme à l'intérieur, car à l'extérieur, outre des contreforts aux angles, les murs en possèdent un supplémentaire à chaque milieu de côté; en face, à l'intérieur, se trouve une petite niche.
Selon le géographe qui en a rapporté la construction, El-Bekri,  sa construction est à porter au crédit d'Abu Ibrahim Ahmed, fils de Mohammed l'Aghlabide. Il était alimenté par un aqueduc long de 36km.
N.B: Qui sont les Aghlabides? : notre lien vers la réponse de Wikipédia.