Al Biruni, Jongleur de Lune(s)...

Nous sommes à Téhéran, dans le parc Laleh. Mais qui donc jongle, là-bas, près de son entrée sud-ouest, derrière les jets d'eau qui rafraichissent cette fin d'après-midi?



Approchons nous... ce jongleur n'est qu'une statue. Mais la statue d'un des plus célèbres astronomes persans, Al-Biruni (973-1048). Astronome et mathématicien, l'un ne va pas sans l'autre, mais bien plus: pharmacien, historien, indianiste, voyageur, érudit... Un de ces savants complets comme en produisaient l'époque et le lieu. À l'instar de son compatriote et contemporain Avicenne, avec qui il eut une correspondance (en 997), par exemple sur la nature et la propagation de la chaleur, ou celles de la lumière. Quant à la sculpture, elle est l'œuvre de l'Iranien  Muhammad 'Ali MAKDARI, sculpteur des Beaux-Arts de la Ville de Téhéran; elle a été inaugurée en 1993 (1373 dans le calendrier musulman)

Hommage à l'astronome, tout d'abord!


Mais...

Mettrait-il 4 planètes sur la même orbite, à 90° les unes des autres?

Ce serait une bien curieuse théorie!
En fait, cette représentation s'inspire d'une illustration d'un texte écrit par Al-Biruni sur les éclipses de lune. Elle représente simplement les phases de  l'astre des nuits dans diverses positions successives, et l'éclairement qui en résulte.

Phases de la lune dans le Kitab al-Tafhim d'Al Biruni timbre reprenant cette figure.
Site de philatélie mathématique de Jeff Miller


Mais le texte suivant montre qu'il a étudié avec soin les éclipses de lune...
Le croquis est-il si différent de celui qu'on nous montre aujourd'hui, quand un tel phénomène se produit?

On sait par exemple, très précisément, qu'il a observé l'éclipse du 24 Mai 997, à Khat, sa ville natale (disparue, mais proche de l'actuelle Khiva, en Ouzbekistan) pendant qu'Abu-al-Wafa la suivait à Bagdad: le but de cette observation simultanée était une détermination précise de longitude.


L'après-midi s'avance,  il est l'heure de remettre les jets d'eau qui l'entourent en action.

Et tout de même, la lune, il faut la voir... de nuit!




La lune a toujours donné beaucoup de soucis aux astronomes, en raison de la double attraction de la Terre et du Soleil. Malgré un relatif éloignement, la masse du soleil rend perceptible l'attraction qu'il exerce (alors que les actions de Vénus ou Mars, pourtant plus proches, peuvent être négligées). Trois corps en interaction gravitationnelle, c'est suffisant pour devenir un casse-tête pour les astronomes, faute de pouvoir intégrer explicitement les équations.  Rien que dans nos pages, retrouvez la chez Al-Tusi, Copernic, Clairaut...

Cela n'empêche pas qu'elle soit une source d'inspiration inépuisable pour les artistes, aors, pourquoi ne pas s'offrir une petite pause musicale? Avec, par exemple, la mythique version d'Ella Fitgerald à Berlin (1963) qui, après l'exposé de la chanson, se jette dans le thème démarqué de Charlie Parker, Ornithology, un scat torride et des tonnes de citations.... (liste de versions historiques ici!)



Lune et ruines dans le Khorasan iranien
Diane Reeves en situation,  aux arènes de Cimiez. Nice, 11/07/1992
À moins que ce ne soit pour vous l'occasion de découvrir le sublime album du saxophoniste alto Art Pepper, Winter Moon (1980), lunaire à souhait dès la pochette, et chéri du Mathouriste, vous l'aurez compris.

Mais revenons à notre héros. il est remarquable qu'il ait évoqué la théorie héliocentrique d'Aristarque de Samos, sans la rejeter, par conscience scientifique: il ne trouvait pas d'argument décisif en faveur de l'une ou l'autre. La question de la rotation propre de la Terre est abordée d'une façon anlogue, en pesant les deux hypothèses; elle montre que l'auteur a parfaitement assimilé la relativité des mouvements:

"La croyance de certains que le mouvement universel visible est dû à la Terre et non au ciel est, à vrai dire, un problème difficile à analyser et dont la véracité est difficile à affirmer, et ce n'est pas à ceux qui se basent sur les lignes de mesurage de la contredire en aucune manière; et je fais allusion ici aux géomètres et aux astronomes, car que le mouvement universel soit dû à la Terre ou au ciel, dans ces deux situations cela n'intervient pas dans leur science. S'il est possible de contredire cette croyance et d'analyser cette  <hypothèse>, cela ne peut l'être que par ceux qui parmi les philosophes qui sont aussi des physiciens. "
Al-Biruni

Une attitude conforme aussi à sa philosophie de la tolérance: il sut en faire preuve en matière de religion, s'intéressant à l'hindouisme, comparant avec l'islam, mais sans jeter d'anathème d'hérésie.

Même s'il n'a pas radicalement innové, il est à l'astronomie arabe ce que Ptolémée est à l'astronomie grecque: un encyclopédiste qui a rassemblé et organisé des travaux épars en une somme unique, et préparé le terrain pour les modifications que les astronomes de l'école de Maragheh apporteront aux modèles de Ptolémée. D'ailleurs, la critique de ces modèles commence tout juste, avec son contemporain Ibn-al-Haytham (ou Alhazen) au Caire.

Mais aussi mathématicien...

Pour l'astronome, l'analyse numérique est le deuxième passage obligé, après la trigonométrie. En particulier, les techniques d'interpolation ("interpolation ... cette science qui consiste à lire entre les lignes d'une table numérique", disait joliment Whittaker). Al-Biruni a appris, des mathématiciens indiens dont il a beaucoup fréquenté les œuvres et de Bramaghupta en particulier, des techniques d'interpolation parabolique entre données d'abcisses équidistantes; et il les compare, puis les utilise pour construire de meilleures tables des fonctions sinus et tangente.
Quant à la géométrie, elle le conduit inévitablement à des problèmes d'algèbre:
- la construction d'un ennéagone (polygone à 9 côtés) le conduit à une équation du troisième degré
x3 = 3x - 1
  c'est en fait une occurence de la trisection de l'angle, soit le problème frère de celui de la duplication du cube, ou problème de Délos, à découvrir dans notre page relative à ce beau site.

Il est probable qu'il l'ait "résolue" graphiquement, à la manière d'Ibn-al-Haytham sur une équation similaire: on commence par la compliquer un peu (apparamment!) en la multipliant par x, ce qui revient à lui rajouter une racine "factice" mais connue, x = 0 :
x4 = 3x2 - x
ce qui permet de l'interpréter comme recherche des points communs à deux coniques (en s'appuyant sur le Traité d'Apollonius de Pergé), plus précisément une parabole et une hyperbole 
yx2 ; y2 = 3x2 - x
C'est la méthode que systématisera Omar Khayyam, dans son magistral traité des équations cubiques; avant lui ne sont considérés que quelques cas isolés. Un homme et un livre dont le Mathouriste vous reparlera très bientôt...
Image issue de cette page (site Chronomath)


- la conjecture, très remarquable, sur la nature de π:

"Le rapport du nombre de la circonférence au nombre du diamètre est irrationnel. "
Al-Biruni, Canon de Mas'ud

Mais bien sûr, aucune trace d'une preuve. Il faudra attendre encore longtemps, très précisément Lambert en 1761... si vous êtes impatient, c'est à voir dans la page que nous lui avons dédiée, et tous les détails dans cet article de BibNum.

... Et Géodésien Ingénieux

Les célébrations du millénaire de sa naissance ont donné lieu à divers événements et publications. Cet autre timbre, édité à cette occasion, évoque le lieu possible (le fort de Nandana, au Penjab) d'un de ses exploits: la mesure du rayon terrestre. Erathostène l'avait déjà réussi, en comparant l'ombre d'un bâton à Alexandrie et Assouan, sur le même méridien. Mais il fallait pour cela deux observateurs très éloignés, ou un long voyage... L'exploit d'Al-Biruni est de réussir la détermination en une seule observation, évitant ainsi ce déplacement. Le confort par la trigonométrie, comme on va le voir!

Site de philatélie mathématique de Jeff Miller

Si vous n'êtes pas féru de trigonométrie, vous pouvez bien sûr sauter le petit calcul qui suit; mais retenez quand même ce point-clé, tant de l'astronomie que de la géodésie: il est (relativement) facile de mesure des angles, et difficile (voire impossible) de mesurer des distances. D'où l'intérêt de mesurer les premiers, et d'en déduire par le calcul les secondes! La trigonométrie n'est pas un plaisir vicieux, (ah... ces méchantes formules à apprendre! Et le prof' qui va vous coïncer...) mais un outil précieux.

Déterminer le Rayon de la Terre... ... grâce à la détermination préalable de la hauteur d'une montagne



Dans un premier temps, on détermine h à l'aide de deux points au niveau de la mer, distants de d mesurée précisément. On réalise pour cela deux visées (à l'astrolabe) du sommet de la montagne à partir de ces deux points; toute la figure doit rester dans un même plan vertical. Les angles θ1 et θ2 sont alors connus, ainsi que d; par contre la distance x ne l'est pas, et sa mesure est de surcroît impraticable. Mais on a, en comparant les deux:

h = (d + x) tan θ x tan θ
Des deux dernières, on tire x en fonction de d, on reporte... c'est fini!

Dans un deuxième temps, on se place en haut de la montagne; avec un fil à plomb, on a la verticale, donc l'horizontale. On vise l'horizon selon AC, définissant ainsi un angle α mesuré avec l'astrolabe.
Grâce à l'égalité des angles à côtés perpendiculaires, on trouve

R = (R + h) cos α 
dont on tire la valeur de R.

Et c'est ainsi qu'il trouva pour valeur  R = 6339km (convertie au système métrique); la valeur moyenne de référence d'aujourd'hui est R = 6371km !

Indépendamment, il fit une mesure d'un degré de méridien terrestre, entre Gorgan (aujourd'hui en Iran, à la pointe Sud-Est de la Mer Caspienne) et Ghuzz (Dihistan, Turquie); là encore, comme plus tard avec Delambre et Méchain pour la définition du mètre, point de salut hors de la trigonométrie. Cette mesure devait être reprise et précisée, mais son mécène d'alors, Qabus,se désintéressa du projet. Ce prince Ziyaride avait attaché Al-Biruni à sa cour, à Gorgan ; Al-Biruni lui avait dédié sa Chronologie des Peuples Anciens, ouvrage de référence pour la connaissance des calendriers anciens: grec, perse, arabe, qui y sont étudiés et comparés avec grande précision. Sans lui, le calendrier soghdien serait demeuré incompris, et l'histoire du Khorezm avant la conquête arabe totalement méconnue.
Peu de témoignages nous restent de cette période, sinon l'extraordinaire tour funéraire que le prince se fit construire de son vivant (1006-1007), et qui a la double particularité d'être la plus haute tour en briques au monde, et un monument à base décagonale, ce qui est particulièrement rare (et lui vaudra bientôt les honneurs de notre page dédiée). Le Courrier de l'Unesco n'ayant pas hésité à vous en proposer l'image dans son numéro spécial du millénaire d'Al-Biruni, le Mathouriste ne résistera pas à l'envie de le concurrencer quelques années plus tard... et en couleurs!



Le Gonbad-e-Qabus, à Gorgan (Iran); carte issue de Wikipedia.

"L'Alborz commençait maintenant à s'incurver devant nous, déterminant une baie de verdure. Au centre de cet espace, à trente kilomètres de distance, une fine aiguille crème se détachait sur le bleu des montagnes -la tour de Kabous. [...] La tour, au nord du bourg, prend son élan vers le ciel à partir d'un petit monticule vert de forme irrégulière -mais artificiel, très ancien. [...]
Dedans, il n'y a rien. La dépouille de Kabous se trouvait ici, dans un cercueil de verre accroché sous le toit. Kabous mourut en 1007. Mille ans durant, ce phare a rappelé l'existence du souverain et le génie de la Perse aux peuples nomades de la mer d'Asie Centrale. [...]
Les termes hyperboliques utilisés par les voyageurs pour décrire des objets qu'ils ont vu, mais que n'ont pas vu les autres, ont bien souvent quelque chose de suspect. Je le sais, pour m'être déjà rendu coupable de ce péché. Mais relisant ce journal à deux ans de distance
[...], je persiste dans l'idée que j'avais conçue avant de partir pour la Perse;  [...] à savoir que le Gonbad-e-Kabous est à mettre au rang des plus hautes réalisations architecturales de l'humanité."

Robert Byron, Route d'Oxiane (1937)

Une Citation Honteuse

" Pour un Âne enlevé deux Voleurs se battaient :
L'un voulait le garder, l'autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,

Et que nos champions songeaient à se défendre,
 Arrive un troisième Larron
 Qui saisit Maître Aliboron.
L'Âne, c'est quelquefois une pauvre province :
Les Voleurs sont tel ou tel prince, [...]"

Jean de La Fontaine, Les Voleurs et l'Âne, (fable complète)

Très moral et pertinent à la fin de cet extrait, le fabuliste l'est beaucoup moins en se faisant le complice -en le colportant- d'un injuste quolibet. Car Aliboron dérive d'Al-Biruni! L'expression désigna en Occident un savant au langage obscur, et par extension un âne. Une belle preuve du mépris européen pour une civilisation très en avance sur elle jusqu'à la Renaissance...

Bibliographie et Liens

Al-Biruni fut un auteur prolifique: il écrivit 180 livres (dont 70 consacrés à l'astronomie, 20 aux mathématiques), si l'on en croit le catalogue qu'il établit lui-même à la fin de sa vie; mais seule une partie (27) est parvenue jusqu'à nous.

"Sauf pendant deux jours de fête chaque année,
 sa main ne quitte pas la plume,
 ses yeux ne cessent d'observer,
 ni son esprit de réfléchir.
"

Contemporains Anonymes, cités par
B. Gafurov in Courrier de l'Unesco, Juin 1974



Ci-contre:
Portrait, à l'Observatoire de Samarcande

En ligne




Illustration d'un manuscrit de ce livre (à Tabriz, Iran, 1407):
Nabuchodonosor détruisant le temple de Salomon (autres images)

Livres 






Revenir à la Home Page du Mathouriste