Fractions Continuées,

une Promenade Initiatique



Écoutons (ci-contre) la parole d'un expert (ci-dessous)



Lagrange, à l'ENS Ulm



   Et posons nous la question:

la situation a-t-elle vraiment changé?


Elles sont pourtant l'outil le plus simple et le plus naturel des démonstrations d'irrationnalité, la source d'approximations numériques parmi les plus performantes, tout en restant mal aimées et tenues à l'écart des programmes d'enseignement.

La Racine et la Divine: Pythagore et Pacioli



Voici l’introduction que propose Henri Lebesgue dans ses Leçons sur les Constructions Géométriques (1941).

Il considère pour cela la question du rapport x de la diagonale du carré à son côté. Il trace un arc de cercle centré en C, dont le rayon est le côté, et qui coupe la diagonale en G. Alors

car AF = GF = BG

ce qui se traduit par l'équation en x -qui n'est, au premier stade, qu'une manière un peu tordue de réécrire...

x² = 2



Mais "l'originalité" est ici de  reporter cette égalité dans le  x du dénominateur, ce qui rajoute un étage ( en sous-sol!)  à la fraction. Et il n'y a aucune raison de ne pas réitérer! Notez quà chaque étape, c'est toujours l'équation x² = 2 que l'on écrit, d'une façon de plus en plus alambiquée. Ce qui suggère d'écrire, puisque cette substitution peut être réalisée indéfiniment:




La terminologie fraction continuée s'impose naturellement (et le processus apparait comme "cousin" de la réitération du + pour les séries, du × pour les produits infinis). Néanmoins, suggérer n'est pas prouver! D'autant qu'il faut donner un sens, comme limite, à ces points de suspension.

Prouver dans ce cas, c'est facile! (mais on peut sauter sans inconvénient si l'on n'a pas envie...)

Prouver consistera à montrer que la suite dont le nième terme est la fraction  finie n traits de division superposés" converge vers la limite attendue (on met provisoirement de côté la partie entière 1, pour exploiter une parfaite régularité)

Or ces termes vérifient l'équation de récurrence

que l'on peut étudier par  la méthode élémentaire (les détails, faciles, sont laissés au lecteur) : sa limite vérifie
soit  et finalement

L'écriture du nombre "avec une infinité d'étages" diagnostiquera instantanément son irrationnalité, comme on le verra un peu plus loin. On tient donc là une preuve, qui plus est d'origine géométrique, de ce résultat qui avait tant perturbé les pythagoriciens.


Le trop célèbre nombre d'or est justiciable d'un traitement en tous points analogue. S'il est effectivement trop célèbre par le nombre des délires artisco-géométriques qu'il a suscités, il peut être considéré comme le plus simple de tous les nombres sous l'angle de son développement en fraction continuée!


 

« Une droite est dite coupée en extrême et moyenne raison quand elle est tout entière relativement au plus grand segment, comme est le plus grand relativement au plus petit. »

Euclide, les Éléments, II.11

Cela revient à dire que le rapport (a+b) / a est égal au rapport a / b. Il en résulte immédiatement que x = est la racine positive de l'équation du second degré

x² - x - 1 = 0

C'est bien plus tard (au début  du XXème siècle) que sa racine positive sera notée Φ, en hommage à Phidias, vu comme l'architecte des proportions idéales. Elle est nommée Divine Proportion par Luca Pacioli, qui en fait le sujet d'un traité publié en 1509, avec de belles illustrations d'un certain... Leonardo Da Vinci.





Édition 1509, page-titre
(source: Wikipedia)
Luca Pacioli
(attribué à Jacopo de Barbieri, Musée de Naples)
Une gravure de Leonardo
à lire absolument...
... comme garde-fou!

On réécrit l'équation sous une forme propice à la réitération, et on reporte, exactement comme dans le cas  précédent.


ce qui suggère la formule illimitée

On peut la démontrer avec le même procédé élémentaire.

Des Racines et des "l"... 

Peut-on aller plus loin, avec la racine carrée de 3, par exemple, puis celle de 7, puis d'autres? Avec des racines cubiques? 

Un peu plus compliqué, mais à peine:

La forme à répétition 1/... suggère de préparer le travail en isolant la partie entière, puis en écrivant la partie fractionnaire (donc, plus petite que 1) comme inverse d'un nombre plus grand que 1, ce qui offre un espoir de réitération: on verra bientôt le caractère "historique" de cette approche.
C'est un tout petit peu plus acrobatique, mais l'usage de la quantité conjuguée renvoie la racine en dénominateur:

Puis on s'arrange pour que la nouvelle fraction ait pour numérateur 1, selon le programme décidé, et l'on isole la partie entière (c'est de nouveau 1) pour recommencer



Tiens! Cette fois, la partie entière est 2. Mais surtout, on voit réapparaître  , dont on était parti. Volià, on peut réitérer, une fois d'abord, et, on espère, indéfiniment.


 Et l'on peut adapter notre preuve élémentaire,

Adapter notre preuve élémentaire, c'est encore facile! (mais toujours sans obligation...)

On étudie la suite récurrente


La formule "à deux étages" se réduit à la formule plus simple

dont on montre sans difficulté la convergence vers la limite (nécessairement positive) solution de
 soit 

Mais il se peut  que la racine vous donne un peu plus de fil à retordre... nous la soumettrons un peu plus loin.

Le "premier" exemple historique: Bombelli et

Il est toujours délicat de parler de primauté: l'expérience montre souvent qu'il y avait un "plus premier avant le premier",  si l'on ose dire, et  cette première européenne ne fera pas exception. Bologne est à la Renaissance, un centre important pour les mathématiques, et notre pionnier est Rafaele Bombelli (1526-1572). L'année de son décès paraît une première édition de son ouvrage d'Algèbre, probablement écrit 10 à 12 ans auparavant. Il y donne un développement à la fois similaire... et diffférent.




1572
1579

Diffférent, en ce sens: les numérateurs successifs des fractions (qu'on nommera désormais numérateurs partiels) ne sont plus des 1, mais des nombres quelconques, au même titre que les dénominateurs partiels. Bombelli n'utilise pas la graphie ci-dessus, mais l'algorithme de calcul d'une racine carrée qu'il propose, une fois dégagé de sa lourde gangue de phrases, revient à cette formule.

On démarre en utilisant le plus petit carré inférieur au nombre proposé: 13=3²+4. La suite est assez semblable aux cas antérieurs, qu'on en juge!



Une fois de plus, on aura utilisé la quantité conjuguée pour faire réapparaître une quantité identique, et ainsi réitérer ad infintam.

Et une preuve élémentaire repose sur...

... l'étude de la suite récurrente 

"Premier" exemple, pourquoi pas... mais faut-il créditer Bombelli? Découvert en 1881 à 80km de Peshawar (Pakistan), le manuscrit de Bakhshali contient le premier et le troisième approximants issus d'un développement similaire pour le calcul des racines carrées.






  source de l'image: Bodleian Library, Oxford


Daté au carbone 14 en 2017, ce texte a été écrit entre 200 et 400 de notre ère -il a ainsi défrayé la chronique, car il contient de nombreuses occurences du zéro, plus de 400 ans avant la fameuse stèle indienne de Gwalior... Pour notre affaire, il reste du mystère, car les approximations sont données sous une forme littéraire, et surtout n'indiquent pas l'usage successif de ces divisions: le premier approximant est connu un peu partout depuis l'antiquité, le deuxième manque (ce qui se comprend mal, si l'on a vu le caractère répétitif de la formule), et le troisième donné sous une forme équivalente, certes, mais d'origine mystérieuse (une compensation soustractive au premier)


Nos petits bricolages ayant clairement des limites, il est temps de donner un procédé de recherche plus sytématique, qui nous aidera en retour à trouver et démontrer le développement de

Huygens, le premier "développeur"

Jusqu'ici, nous avons exploité des particularités liées à certains nombres pour deviner, puis prouver leur développement. Un point commun se dégage clairement: l'utilsation d'une équation du second degré, ... mais laquelle? Pas la plus immédiate, qui serait x² - N = 0 pour approcher la racine carrée de N. Les tâtonnements ont vite montrés leurs limites, dès N = 7. La recherche d'une méthode systématique, d'abord  pour le cas des fractions continuées régulières (c'est à dire, celles dont tous les numérateurs partiels sont des 1) s'impose. Voici ce qu'en dit Lagrange:


 

"La première solution de ce Problème a été donnée par Wallis [...] ; mais la méthode de cet Auteur est indirecte et fort laborieuse. Celle que nous [allons] donner est dûe à Huyghens, et l'on doit la regarder comme une des principales découvertes de ce grand Géométre. La construction de son automate planétaire paraît en avoir été l'occasion."

Lagrange, Additions aux Éléments d'Algèbre d'Euler (Œuvres, tome 7)



1703 pour la publication,
mais l'automate a été construit en 1682
le fameux planétaire, au musée Borhaeve (Leiden, Pays Bas)
Les vitres sont une plaie pour photographier l'objet, mais une excellente idée est d'en avoir disposé une à l'arrière, qui permet de voir, en dépit des reflets, tous les engrenages. Bref, nous vous conseillons d'allet le découvrir sur place!

Il s'agit de fabriquer un mécanisme d'horlogerie reproduisant fidèlement le mouvement des planètes autour du soleil. La difficulté pratique en est évidente, et Lagrange expose très clairement le problème d'approximation que posent les deux limitations techniques: le nombre de dents par engrenage d'une part, le nombre de roues dentées de la machine d'autre part.







En effet, il est clair que pour pouvoir représenter exactement les mouvements des planètes, il faudrait employer des roues où les nombres des dents fussent précisément dans les mêmes rapports que les périodes dont il s'agit; mais, comme on ne peut pas multiplier les dents au delà d'une certaine limite dépendante de la grandeur de la roue, et que d'ailleurs les périodes des planètes sont incommensurables ou du moins ne peuvent être représentées avec une certaine exactitude que par de très grands nombres, on est obligé de se contenter d'un à peu près, et la difficulté se réduit à trouver des rapports exprimés en plus petits nombres, qui approchent autant qu'il est possible de la vérité, et plus que ne pourraient le faire d'autres rapports quelconques qui ne seraient pas conçus en termes plus grands.


Huyghens résout cette question par le moyen des fractions continues [...]; il donne la manière de former ces fractions par des divisions continuelles, et il démontre ensuite les principales propriétés des fractions convergentes qui en résultent, sans même oublier les fractions intermédiaires."

Lagrange, Additions aux Éléments d'Algèbre d'Euler (Œuvres, tome 7)



Suivons donc Huygens dans son travail: petit coup d'œil aux pages clés avant de détailler le procédé, succession de divisions à partir d'une valeur approchée très précise du quotient des angles parcourus lors d'une année (terrienne!) par Saturne et la Terre (c'est donc un peu moins de 360° pour cette dernière).




la première page;
elle commence par l'évocation d'une science millénaire
partir d'une bonne approximation rationnelle du rapport;
le développer par divisions successives...
... puis, tronquer le développement:
on obtient une fraction proche, mais "plus raisonnable"

Prenons, pour abréger le calcul, un rapport un peu moins précis, 777084 / 26409.
On effectue la division avec reste (division euclidienne) du numérateur par le dénominateur; le rapport donné s'écrit comme somme d'un entier et d'une fraction inférieure à 1, par construction. Cette dernière  peut, du coup, s'écrire comme inverse d'une fraction, à laquelle s'appliquera le même procédé. Ainsi se dessine un algorithme de calcul!

   777084 = 29 × 26409 + 11223

   26409 = 2 × 11223 + 3963

   11223 = 2 × 3963 + 3297
   3963 = 1 × 3297 + 666
   3297 = 4 × 666 + 33
   666 = 19 × 33 + 6
   33 = 5 × 6 + 3

   6 = 3 × 2 + 0



Un algorithme que nous reconnaissons, bien sûr! Ce n'est autre que le célèbre algorithme d'Euclide (dont le dernier reste non nul est le PGCD du couple numérateur | dénominateur ). Qu'il soit pratiqué depuis l'antiquité grecque explique les nombreuses traces "archaïques" de fractions d'approximations similaires à une réduite, c'est à dire la réduction à la forme p / q du développement tronqué à un certain stade, sans toutefois que la disposition "à la Huygens" n'apparaisse.

Mais revenons à Huygens:  ces calculs successifs  peuvent être  "empilés"  en une fraction continuée finie, et l'on a
 



On a noté en vert les dénominateurs partiels identiques à ceux obtenus par Huygens; ils diffèrent (en rouge) à partir d'un certain rang, parce que la fraction initiale n'est pas la même. Les réduites sont les fractions successives


dont on peut vérifier qu'elles s'approchent de plus en plus de la fraction de départ. On s'est arrêté à la quatrième, car c'est l'approximation que choisit Huygens pour son automate: il a calculé que l'erreur ainsi commise n'excèdera pas 40' d'angle au cours d'un siècle!
Cette qualité d'approximation n'a rien de fortuit: on verra un peu plus loin qu'elle est "congénitale" à l'algorithme des fractions continuées.


Des Racines et des "l", #2...

Le cas

Appliquons à ce nombre rétif la méthode de Huygens, en le remplaçant par une valeur décimale approchée. Et amorçons l'algorithme d'Euclide:




C'est suffisant pour conjecturer la périodicité du développement, en répétant le motif 1, 1 , 1, 4 . C'est à dire écrire

   = [ 2, 1, 1, 1, 4, 1, 1, 1, 4, 1, 1, 1, 4, 1, 1, 1, 4, ...]

 en adoptant la convention limpide: remplacer la succession d'étagères (qui n'est certes pas sans charme...) par la liste des dénominateurs partiels. Et maintenant qu'on tient notre suspect, il n'y a plus qu'à repartir en sens inverse en partant du développement périodique suggéré, comme on l'a fait pour

Prouver, c'est toujours facile!

pour montrer
étudier la récurrence



la limite positive vérifie ( y + 2)² = 7 ... et le tour est joué!

Deux Remarques

1. Le mécanisme précédent permet de trouver la limite de n'importe quel développement périodique (ou périodique à partir d'un certain rang). En réduisant la fraction qui exprime un en fonction de un-1 , on aura toujours une expression de la forme (dite homographique)

dont la limite vérifie
               

ce qui fait de l un nombre quadratique, i.e. racine d'une équation du second degré. En fait, la réciproque est vraie (mais nous ne la démontrons pas ici) : toute
racine d'une équation du second degré a un développement périodique. C'est, du nom de son auteur, le

Théorème de Lagrange : un nombre est quadratique si et seulement si son développement en fraction continuée est périodique à partir dun certain rang.

et il n'est pas peu fier d'avoir prouvé cette réciproque: voyez ce qu'il en dit dans son Traité de la Résolution des Équations Numériques (de tous les Degrés)



2. Pourquoi avons nous facilement traité les racines de 2,3,5 ... et pas 7?
Cela résulte du développement  que nous avons évoqué à propos du
manuscrit de Bakhshali (paragraphe dédié à ), à savoir

si r = 1, on obtient immédiatement un développement régulier. Les racines de 2 et 5 sont dans ce cas, et en général

si r = 2, une simplification par 2 ramène encore à une fraction régulière... mais attention à la façon d'opérer cette simplification! En la suivant à la trace, on constate qu'elle ne concerne qu'un tour sur deux. On retrouve le résultat de

 

D'autres Racines? D'autres Nombres?

Se poser la question des racines cubiques est bien naturel. Partant d'une bonne valeur décimale approchée, la méthode de Huygens peut laisser espérer des découvertes, si ces nombres admettent des développements dont les dénominateurs partiels obéissent à une loi générale simple. Ainsi, par exemple


... Hélas, rien ne se révèle, et du reste, rien n'est connu à ce jour pour les racines cubiques, malgré la montée en puissance des moyens de calculs qui permettent de pousser plus loin le développement.

Et π
? Grande question, bien sûr! C'est le premier exemple de nombre irrationnel que prend Lagrange dans ses Additions aux Éléments d'Algèbre d'Euler, invitant -cela mérite d'être souligné- à développer, non pas une fraction décimale d'approximation, mais deux qui encadrent le nombre proposé, afin de ne tenir pour sûrs que les dénominateurs partiels communs. Mise en pratique à partir de la valeur donnée par Viète, 3,14159 par défaut et  3,14160 par excès. La valeur plus précise à 35 décimales qu'il donne ensuite est l'occasion de rappeler qu'à l'époque, π ne s'appelle pas π, mais nombre de Lüdolph, du nom du recordman de l'époque(1596), Lüdolph Van Ceulen ("de Cologne"! 1540-1610) . Il faut dire que son record tiendra un peu plus de 100 ans...

Le fameux pilier de la cathédrale de Leiden (Pays Bas), au pied duquel Lüdolph est enterré, rappelle son exploit!



Mais parfois, la méthode paye. Et la ténacité des grands calculateurs est, dans cette chasse, récompensée comme celle des grands astronomes dans la chasse aux étoiles et planètes: c'est ainsi qu'Euler découvre une loi remarquable pour les dénominateurs partiels du nombre e . Il n'aura plus qu'à repartir en sens inverse, comme nous l'avons modestement fait abvec
, pour démontrer. En deux lignes, il élude dans l'ouvrage pédagogique qu'est l'Introduction... cette preuve, quelque peu funambule, qu'il a donnée 12 ans plus tôt. Mais vous la trouverez dans notre page spéciale Irrationalité de e (avec les moyens de Terminale).


dans l'Introduction à l'Analyse Infitésimale (1748)

Oui, car le simple caractère illimité de ce développement va prouver que e est irrationnel, et c'est précisément par quoi va commencer le paragraphe qui suit.

Les Réduites et la Convergence

Un Algorithme qui reconnaît la Nature des Nombres

Lagrange l'a bien fait remarquer à propos du rapport des périodes de révolution de Saturne et de la Terre: il est plus probablement irrationnel que rationnel. L'algorithme employé par Huygens à la fraction approchée (qui est un nombre rationnel) peut s'appliquer à tout nombre réel, de la façon qui suit:

Un nombre x (prenons le positif pour simplifier) se décompose en partie entière (soit le plus petit entier inférieur à x), classiquement notée [x], et sa partie fractionnaire, parfois notée (x) = x - [x], qui est donc comprise entre 0 (largement) et 1(strictement).
En écartant le cas trivial où x est entier (il n'y a plus rien à faire), on peut alors écrire , avec
b = [x] entier et en introduisant la quantité y , inverse de x - [x] :  x - [x] = 1/y,

x = b + 1/y , y > 1

ce qui permet réitérer. On a donc l'algorithme (la flèche à gauche signifie que la variable reçoit, prend la valeur, de ce qui est à droite)

algorithme mathématique
algorithme informatique
b0  =   [x]  ; r0 = x  - b0  ;
tant que rn ≠  0 faire
        
  bn+1 = [ 1 / rn ] ;
         
rn+1 1 / rn - bn+1 ;
fin tant
←   [x]  ; r x  - ;
tant que r ≠  0 faire
       
y
← 1 / r ; ←   [y]  ;
        r y  - b ;
fin tant

Par souci de simplicité, on n'a pas fait apparaître le stockage des dénominateurs partiels successifs dans la version informatique; il convient de ranger les b successifs obtenus (dans un tableau, par exemple). Ce qui nous intéresse à cet instant précis de l'histoire, c'est de savoir si l'algorithme se termine ou pas.

x = b0 , b1 , b2 , , ... ,bN ]
x = b0 , b1 , b2 , , ... ,bN ]

qui est une suite d'opérations arithmétiques ( +, / ) effectuées sur des entiers, x serait bien évidemment rationnel. On a prouvé ce lemme simple mais fondamental:

lemme fondamental d'irrationnalité:
x si et seulement si son développement en fraction continuée est illimité.

Les Réduites

Ce sont les fractions finies avec "de plus en plus d'étages", que l'on réduit (d'où leur nom) à une forme p / q. Nous avons donné les 4 premières pour le développement de Huygens; de façon générale ce sont

R0 = b0 , R1 = b0 , b1 ] , R2 = b0 , b1 , b2 ] , ... , Rn = b0 , b1 , b2  , ... ,bn ] = Pn / Q n

Ajnsi, pour π

n
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
bn 3 7 15
1
292 1 1 1 2 1 3
Rn 3






...
... ...

Parmi elles, deux sont fort célèbres: R1, connue d'Archimède, et largement popularisée dans les écoles primaires par les "hussards noirs de la République", ainsi que  R3, dite "de Metius", du nom de l'astronome (1571-1635) qui a publié une formule trouvée par... son père, en 1585. Mais elle avait été découverte bien avant (sous le nom Milü) par le mathématicien chinois Zu-Chongzi (429-500) .

Voyons avec Lagrange leur calcul et leur convergence. Il commence par une affirmation assez péremptoire

"Il est d'abord évident que, plus on prend de termes dans une fraction continue, plus on doit approcher de la vraie valeur de la quantité qu'on a exprimé par cette fraction; de sorte que, si l'on s'arrprête successivement à chaque terme de la fraction, on aura une suite de quantités qui seront nécessairement convergentes vers la quantité proposée."
Lagrange, Additions aux Éléments d'Algèbre d'Euler (Œuvres, tome 7)

Ce n'est pas la seule fois où il affirme avec aplomb, et il lui est arrivé de se tromper (sur ses polynômes d'interpolation, dans son cours à l'École Normale de l'An III, par exemple). Mais il y reviendra un peu plus loin, avec des détails convaincants. Commençons par le calcul.




Pas d'indices généraux  dans son texte, observons le: ils ne sont pas encore en usage. Lettres grecques pour les dénominateurs partiels, majuscules pour les numérateurs des réduites, majuscules affectées d'un petit "1".

 Ce que Lagrange écrit est la récurrence que suivent les numérateurs d'une part, les dénominateurs d'autre part. Il s'agit de la même formule, du type linéaire à trois termes, mais avec des initialisations différentes. Si vous n'aimez pas les indices, tenez vous en à Lagrange, cela doit suffire pour être convaincu. Si vous préférez une écriture moderne:

Pn+1 bn+1 Pn+ Pn-1 P0 = b0 P-1= 1
Qn+1 bn+1 Qn+ Qn-1 Q0 = 1 Q-1= 0

L'emploi de l'indice "-1" est une petite ruse esthétique pour inclure les formules donnant
P1 et Q1 dans la formule générale.
La preuve est banale, par récurrence.


Multipliant la relation des numérateurs par
Qn , celle des dénominateurs par Pn  (c'est pourquoi il parle de produit "en croix", en référence à leur disposition en deux colonnes parallèles qu'il a adoptée) , de façon à éliminer bn+1 , on a:

Pn+1 Qn - Qn+1 Pn =  - ( Pn Qn-1 - Qn Pn-1 )

qu'on peut réitérer jusqu'à P1 Q0 - Q1 P0 = 1, d'où

Pn+1 Qn - Qn+1 Pn =    ( -1 )n

C'est l'encadré rouge, dont il déduit, grâce au célèbre théorème de Bézout, que Pn et Qn sont premiers entre eux: toutes les fractions Rn sont donc irréductibles
Puis, en divisant par le produit
Qn Qn+1

C'est le contenu de l'encadré vert.



La convergence va en résulter très rapidement: écrivant

et (tous les nombres sont positifs)

on tire, à partir de x > b0 et y >  b1, par monotonie de la fonction inverse sur les réels positifs

puis
Joignant cet encadrement à l'écart trouvé entre deux réduites consécutives, on obtient
et
ou encore

Mais de la formule de récurrence on déduit Qn+1  Qn+ Qn-12 Qn-1 ; on en déduit aisément que la suite Qn diverge vers l'infini, ce qui prouve grâce à l'encadrement cidessu le

Théorème fondamental :

Pour tout nombre x réel donné, le développement en fraction continue régulière converge vers x.

N.B. :
En outre, cette majoration explique n'intérêt de la réduite R3 "de Metius pour π : |π -  R3 | < 3×10-7, grâce au "premier quotient négligé", 292, qui pèse de tout son poids sur Q5 . Par contre, les trois "1" qui suivent n'apportent pas des améliorations considérables, tout en compliquant la fraction d'approximation.

Des Réduites remarquablement... touristiques

Revenons au Nombre d'Or Φ : pour lui, les récurrences sont les plus simples qui soient

Pn+1 Pn + Pn-1 P0 = 1 P-1= 1
Qn+1 Qn + Qn-1 Q0 = 1 Q-1= 0

On reconnaît la suite de Fibonacci, et comme
Q0 = 1, Q1 = 1, la suite Q n'est que la décalée d'un rang de la suite P (elle la reproduit avec un rang de retard)




Leonardo Fibonacci (1175-1250) : sa biographie.
Statue de Fibonacci, dans un angle du Camposanto, le vieux cimetière attenant à la Cathédrale de Pise

n
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
Pn 1 2
3
5 8 13 21 34 55 89
Rn 1
2









Or, les archéologues ont remarqué l'emploi des termes mis en gras dans la construction du (grandiose) théâtre d'Épidaure: la partie inférieure, construite vers 300 av J-C, possède 34 rangées de sièges, et 13 escaliers (un de plus que les douze travées, puisqu'il y en a un à chaque bout, bien visible sur les photos). Elle a été complétée, vers 170 av J-C (mais, semble-t-il, conformément aux plans initiaux) par 21 rangées supplémentaires (la délimitation est nette, tant sur les clichés que sur le plan ci-dessous): cela porte le nombre total de rangées à 55, par définition de la suite de Fibonacci! Difficile d'imaginer que c'est une simple coïncidence.

Epidaure (Grèce): le théâtre
Son Plan

On peut, il est vrai, se demander pourquoi le nombre d'escaliers de la partie supérieure n'a pas été réduit à 21... Il aurait suffi de supprimer ceux des extrémités! (Ils sont bien présents: on voit quelqu'un qui monte les marches...)

Non seulement le Nombre d'Or était prisé des Grecs, mais il était particulièrement chéri des Pythagoriciens. Φ est intimement associé à la construction du pentagone régulier, et le principe du théâtre repose sur la division en 10 du demi-cercle (Observez bien le plan: dans chaque partie, il y a une travée au delà du demi-cercle...)  10 est le nombre de côtés d'une étoile à 5 branches (ou pentagramme), associée dans la mystique Pythagoricienne à la santé. Les théâtres grecs faisaient partie de vastes "ensembles de cure", dirait-on aujourd'hui (le spectacle soignait l'esprit près de l'endroit où l'on soignait le corps), et selon les historiens, la volonté de baser secrètement le plan sur le nombre 5 est certaine,
et Φ, comme racine de l'équation du second degré x² - x -1 = 0, avait le statut de nombre constructible. L'utilisation des entiers associés aux fractions d'approximation de Φ s'insérait parfaitement dans un tel mysticisme.

Sans doute faut-il être prudent: il y a des gens qui voient
Φ partout, et cela a suscité des abus. Mais on lit dans [1], qui est une référence fiable et s'appuie sur des articles documentés:
"It would be very hard to believe that the occurence of Fibonacci numbers in a building with a fivefold symmetry would be by pure chance"

Précisons enfin qu'il n'y a aucun anachronisme: la suite de Fibonacci était parfaitement connue des Grecs. Et surtout, ils disposaient d'un processus, dit d'anthyphérèse, équivalent au développement en fraction continue, ou, vu d'une autre façon, à l'algorithme d' Euclide (circa 300 av. J-C).

Un conseil ultime du Mathouriste : si vous voulez faire une photo comme la sienne, ( et pourquoi pas en mieux, par exemple avec un objectif à plus grand angle...) allez -y, si vous le pouvez, le soir, car cela a deux avantages: la lumière et... le vide, sans les tâches hideuses que font des touristes bariolés et leurs sacs à dos, généralement choisis d'une teinte jurant le plus possible avec celle de leur vêtement...

Résoudre des Équations Algébriques avec les Fractions Continuées

Lagrange insère, dans un vaste traité sur les équations, un chapitre sur l'utilisation des fractions continuées pour calculer numériquement les racines: la remarquable vitesse de convegence du développement en fraction continuée (vue ci-dessus avec la majoration de l'écart) incite à le rechercher "à partir de l'équation". Cela s'écarte un peu de notre propos sur l'irrationalité, quoiqu'en apparence seulement: les racines des équations, hors des rationnelles qui sont très faciles à trouver (grâce au théorème de divisibilité de Gauss), sont des irrationnels privilégiés, des nombres algébriques dont la plupart on ne le sait pas encore!- ne peuvent s'exprimer par des superpositions de radicaux. Disposer d'une méthode efficace et économe en calculs (eh oui, on les faisait à la main, en ce temps-là!) est alors fort important.

La technique rejoint celle de Huygens: on encadre, par l'étude des changements de signe du ploynôme, la racine entre deux entiers, p et p+1, ce qui permet de l'écrire

x = p + 1 / y

Voilà qui nous rappelle quelque chose! On  varecommencer avec y , en formant l'équation dont il est racine, résultat de ce changement de variable dans l'ééquation initiale. Si vous suivez Lagrange, vous aurez un peu l'impression qu'il vous raconte un conte pour enfants, façon Les Trois Ours... eh bien, brave gens, c'est un algorithme!







Et après l'exposé du principe, un exemple pour bien se faire comprendre. Il ne le choisit pas au hasard: c'est l'équation à laquelle Newton applique sa méthode de la tangente. Tout en l'égratignant un peu, sans avoir l'air d'y toucher: si elle est fort précise dans ce cas, elle peut réserver des surprises désagréables (aller vers une autre racine, cycler, diverger...) alors que la méthode par fraction continue sera toujours convergente, précise, et rapide... sauf qu'il y a tout de même, si l'on veut regarder honnêtement les deux plateaux de la balance, le poids de la transformation successive des équations et la localisation de la racine parmi les entiers et la part de tâtonnement qu'elle comporte.





Des Fractions Continuées plus générales

Jusqu'ici, nous n'avons considéré que les fractions continuées régulières,  celles dont tous les numérateurs partiels sont des 1. Qu'en est-il de celles qui, comme la fraction "employée" par Bombelli pour donner la racine carrée de 13, ont la forme la plus générale, avec des numérateurs partiels quelconques?


En fait, si
Huygens inaugure en 1682 le développement des nombres en fraction régulière, la première fraction continuée, écrite sous forme d'une cascade de divisions, est une fraction continuée générale; elle apparaît en 1656 sous la plume de William Brouncker (1620-1684), premier président de la Royal Society, et ami de John Wallis (1616-170), sans qui sa formule nous serait sans doute restée inconnue.

Un disque d'aire
π a pour rayon 1; le carré circonscrit est par conséquent de côté 2, si bien que c'est le rapport 4/π que Brouncker développe. Un an plus tôt, Wallis avait exprimé cette valeur en un célèbre produit infini, que Brouncker a probablement transformé par une manipulation formelle. Si la loi de formation est parfaitement régulière, cette fraction a une piètre vitesse de convergence, ce qui la rend sans intérêt pratique pour le calcul. Bref, on a pour π le choix entre une belle fraction inutile, et une fraction régulière efficace, mais dont la loi de formation échappe aux mathématiciens; Euler s'y est cassé les dents.


Lagrange, Additions aux Éléments d'Algèbre d'Euler (Œuvres, tome 7)

Voici la citation faite par Wallis, à la fin de son Arithmetica Infinitorum, et reprise dans son Traité d'Algèbre (ci-dessous), il ne donne qu'une vague indication de démonstration, différente de la méthode employée par Brouncker.





Wallis,
son Traité,
et un chapitre de deux demi-pages seulement!

Moyennant une adaptation des conditions de convergence (car elle n'est plus automatique) et du critère d'irrationnalité, ces fractions peuvent devenir un outil puissant et utile. Toutefois, c'est au prix d'une montée du niveau technique, et c'est pourquoi nous ne donnerons plus de détails, mais simplement, deux résultats remarquables.

L'Irrationnalité de π  , enfin!

Le vainqueur du sommet, en 1761, s'appelle Johann Lambert  (1728-1777) . Au lieu d'employer un argument direct (c'est à dire, du type de celui d'Euler pour e), il joue le coup de manière indirecte, à partir d'un développement de la fonction tangente: si π/4 était rationnel, sa tangente ne le serait pas... or, elle vaut 1! La difficulté technique, et le joli tour de force de Lambert réside dans l'obtention du développement, mais sa rigueur est impeccable; l'image ci-dessous résume l'agument.


Elle est pas belle, la fraction de tan?

Si la preuve vous tente, l'article est présenté sur le site BibNum, et commenté par... votre serviteur.

Une Irrationnalité ... qui avait échappé à Euler!

Euler avait brillamment résolu le problème de Bâle sur lequel avaient séché Leibniz et les Bernoulli (un des deux frères, Johann eseignait à Bâle, d'où le nom donné à la question)  , : trouver la somme infinie des inverses des carrés d'entiers (vue comme limite des sommes de 1 à N)


 
Mais qu'en était-il des autres puissances? Euler n'était pas homme à laisser une idée de généralisation de côté, et régla très vite la question des puissances paires. Mais, malgré diverses tentatives, il ne tira rien du cas des puissances impaires, et le problème est encore ouvert à ce jour. Même s'il n'y a pas une jolie valeur en fonction d'une puissance de π, la question de l'irrationalité se pose, à commencer par celle de la somme des inverses des cubes, que l'on note ζ(3) . (Plus généralement, ζ(k) désigne la somme des puissances kièmes).

La réponse a été apportée en 1978, par le mathématicien français Roger Apéry, dans un style très eulérien... utilisant une fraction continuée assez extraordinaire. Jugez-en plutôt à son apparition dans un (très bon) article qui la met en évidence!





Au colombarium du Père Lachaise (Paris), le résultat est très sobrement indiqué sur la plaque derrière laquelle repose Apéry.

Qu'on puisse travailler "comme Euler au XXième siècle" a d'abord suscité le scepticisme, voire les moqueries. Ceux qui ont fait preuve d'un esprit ouvert ont beaucoup transpiré, mais comblé les nombreux vides et finalement proposé... une démonstration expurgée de fractions continuées. C'est comme si l'histoire de Fourier après Euler pour e se réécrivait avec ζ(3) !


Bibliographie (relativement) élémentaire

Il s'agit de livres possédant un chapitre sur le sujet, qu'on peut lire isolément, avec une approche assez élémentaire. Nous vous recommandons particulièrement le livre de Jean Itard, encore trouvable en bibliothèque: difficile de faire plus simple, plus agréable, bien informé historiquement dans un format aussi condensé. Les fractions continuées n'y occupent que 25 pages, et le reste est tout aussi instructif; un opuscule écrit en 1973, à contrecourant d'une époque de mathématiques coupées de leur histoire, au point de préférer nommer un théorème (4.6.23.2) plutôt que du patronyme de son découvreur... À méditer!

Bibliographie de référence (pour approfondir)


Sur la Toile



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