Je n'ai jamais suivi un cours de Jean-Pierre Kahane.
Je fréquentais Orsay pendant qu'il y
enseignait... mais pas à ceux qui avaient fait le choix des
mathématiques. En excellent disciple de Fourier, il dispensait
le sien aux physiciens.
Pourtant, dès ce temps-là, nous nous sommes croisés. La première conférence à laquelle j'ai assisté (pas un cours,
rien d'obligatoire, non: une séance où l'on se rend par
curiosité, par intérêt, parce que des
aînés vous la recommandent... comme tout cela était
nouveau pour le petit provincial tout juste reçu à un
concours que j'étais!), c'était lui, et c'était
Fourier, bien sûr!
Enfin, c'était...c'étaient..."Les Séries Trigonométriques, de Bernoulli à nos jours". Fourier, le héros de sa carrière de chercheur et d'historien des sciences, était absent du titre,
reflet (inconscient?) d'une époque -les années 70-
où il était totalement et si injustement
sous-estimé, ce que JPK ne manquait évidemment pas de
dire, déjà, mais peut-être avec moins de force qu'aujourd'hui.
Depuis une dizaine d'années, Fourier nous
avait à nouveau rapprochés, une conférence par ci,
un échange de méls par là: au début fut le
bicentenaire de la première présentation du
mémoire de Fourier à l'Académie, en 1807; il passa
presque aussi inaperçu que l'acte fondateur. Puis ma
participation à la Société Joseph Fourier
d'Auxerre, dont il était le président d'honneur,
enthousiaste à l'idée de réinstaller, dans sa
ville natale, un monument à sa mémoire pour effacer enfin
la honte de la fusion du précédent, en 1942, livré
par Vichy à l'occupant, pour en faire des cartouches...
On me pardonnera, j'espère, d'écrire
pour une fois à la première personne. Ce sont mes
souvenirs de JPK, ils sont bien maigres, en fait; vous en trouverez
sûrement, ne serait-ce qu'au fil du temps, de bien plus
passionnants par des collègues et étudiants qui l'ont
côtoyé de plus près, plus longtemps. Mais un
hommage général, fourre-tout, n'aurait eu aucun sens. Il
doit rester personnel, avec mes images, certaines moins parfaites que
je les aurais voulues. Afin que vous ne soyiez pas venus pour rien,
j'ai ajouté quelques liens vers des textes, des vidéos de
conférence, des citations fortes; puisse ce regroupement vous faciliter le souvenir.
Alain Juhel
|
|
La Camarde, qui n'a aucun goût, vient, ce 21 Juin 2017, jour de solstice, de faucher ce jeune
homme.
Un
jeune homme de 90 ans!
Tous ceux qui l'auront
approché jusqu'à ce qu'il nous quitte pourront en
témoigner: il n'y a là aucune exagération. Lors
d'un échange de questions-réponses, à la fin d'une
conférence, je me souviens qu'un auditeur lui avait
demandé quel était, à 85 ans passé, le
secret de son dynamisme. Sa réponse était venue, sans
hésitation, dans un sourire:
"Je lis. Je marche. Je fais des mathématiques."
JPK
|
Et s'il fallait le résumer, en deux mots, ou en deux images? Mission impossible... donc, tentons la:
L'écoute...
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...l'enthousiasme!
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Lille, lycée
Faidherbe (18/11/2011)
conférence
Cité-Philo
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École Polytechnique (10/05/2011)
journées X-UPS |
Dans les deux attitudes, un invariant: la curiosité.
Curiosité scientifique, il n'a cessé d'interroger ses
sujets de prédilection; curiosité des travaux des autres,
curiosité d'autres territoires: la physique, bien sûr,
mais aussi la philosophie avec laquelle il aimait jeter des ponts.
Bref, c'était
un humaniste, comme son héros mathématique, Fourier.
Un héros qu'il sut défendre avec obstination contre les
modes, qu'il contribua à réhabiliter, jusqu'à
accepter la présidence d'honneur de la
Société Joseph Fourier
d'Auxerre.
Le "Fouriériste"
|
"Fouriériste", l'adjectif n'est plus guère usité dans le sens que lui donnent les dictionnaires:
(Celui, celle) qui est partisan du système de Charles Fourier, qui en adopte les idées, la pratique. François (...) trouve trop sot de se faire saint-simonien ou fouriériste (Vigny, Journal poète,1840, p. 1129).
|
Ce père du Socialisme Utopique
ne pouvait déplaire à l'homme de convictions qu'était Jean-Pierre
Kahane qui, jeune, adhéra au Parti Communiste et lui resta fidèle.
Mais il fut Fouriériste d'une autre façon, en consacrant sa vie de travail à Joseph et à l'Analyse
Harmonique. Il aimait d'ailleurs citer et commenter le rapprochement que fait Victor Hugo:
|
" Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêve sublime. Il
y avait à
l'Académie des sciences un Fourier
célèbre que la postérité a
oublié,
et dans je ne sais quel grenier un
Fourier obscur
dont la postérité se souviendra. Lord Byron
commençait à poindre ; une note d’un poème
de Millevoye l’annonçait à la France en ces termes
: un certain lord Baron. David d’Angers s’essayait à
pétrir le marbre. "
Victor Hugo, Les Misérables, ‘En l’année 1817’ (1862 )
|
"Pourquoi
Victor Hugo croit-il que la
postérité a oublié ce
célèbre
Fourier, et en quoi avait-il raison ? Victor Hugo avait pour
ami Arago qui, très jeune,
en 1809, avait été
élu dans la
première Classe de l'Institut
national des sciences et des
arts, et qui a succédé
à Fourier comme secrétaire perpétuel
en
1830. Arago connaissait les remous que l'usage fait par Fourier des
séries trigonométriques avaient provoqués.
Lagrange, le mathématicien
le plus respecté de l'époque, avait depuis longtemps
condamné toutes
les tentatives de ce genre [...]
Victor Hugo traduit un sentiment répandu en France depuis 1830 :
Joseph Fourier est dépassé. La suite a
confirmé son jugement. Il y a bien à Paris une rue
Charles Fourier, mais pas de rue Joseph Fourier.
JPK
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|
La même histoire, oui, mais...
Sa façon de raconter l'histoire des Séries de Fourier, ou plutôt, faudrait-il dire:
Deux siècles de Mathématiques sous l'influence de Fourier,
était fascinante. Il avait alors, jusque dans son
élégante et naturelle décontraction, quelque chose
d'un jazzman, d'un Miles Davis vous jouant et rejouant
Autumn Leaves ou
Time after time
(ce titre irait à merveille à ce qu'il racontait):
toujours le même thème, et pourtant toujours
différent...
De la première fois que je l'ai entendue de sa bouche, je me
souviens, comme de mon premier concert de Miles. Il faisait
débuter l'histoire aux
cordes vibrantes (Vous trouverez la célèbre controverse en détails
ici), et cela devait ressembler un peu à :
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Journées X-UPS, École Polytechnique (10/05/2011)
|
Presque 40 ans après, j'évoquais avec lui ce souvenir marquant dans un échange d'e-mails:
J'ai
encore en mémoire la première conférence à
laquelle j'ai assisté à l'ENS Cachan en 1972-1973:
"Les Séries Trigonométriques, de Bernoulli à nos jours". Vous en étiez l'auteur, bien sûr. Cela
commençait par la Controverse des Cordes Vibrantes. Après, je ne suis
pas sûr d'avoir pu suivre: je sortais à peine de taupe, et les séries
de Fourier n'étaient pas au programme, à l'époque!
En tout cas, elle m'a
donné l'envie d'en savoir plus, et pour cette incitation
à la curiosité, permettez moi de vous dire merci.
Bien à vous,
Alain Juhel |
Bien sûr je ne me souviens plus de
ma conférence à Cachan, et j'ai appris beaucoup depuis. Mais vous me
faites grand plaisir en lui attribuant une part dans votre intérêt pour
Fourier et pour l'histoire des mathématiques.
Bien cordialement
Jean-Pierre Kahane |
Tout JPK est là, dans ce modeste, mais sincère
j'ai appris beaucoup depuis.
Un mathématicien de son niveau ne passe certes pas 40 années
sans en apprendre plus, même sur un sujet qu'il maîtrise
-ne serait-ce que parce que la recherche apporte ses moissons
régulières de nouveautés; de ce point de vue
l'Analyse de Fourier a battu des records. Mais il impressionnait
tant par tout ce qu'il savait déjà!
Entretemps, il a certainement beaucoup fouillé l'histoire du sujet; au troisième millénaire, il
n'hésitait plus à la faire commencer encore plus
tôt, avec Ptolémée et l'astronomie grecque: c'est
que la théorie des épicycles, pour rendre compte des
mouvements apparents du soleil et des planètes, constituait
à l'évidence une
version géométrique primitive du
développement des fonctions périodiques. Une tradition que les astronomes musulmans (
Al-Tusi, notamment) et
Copernic
lui-même, en dépit de sa révolution
héliocentrique, perpétuèrent (voir
particulièrement
cette page sur le travail de Copernic, et
celle-ci pour Al-Tusi)
|
"Embrasser l’analyse de Fourier d’un coup d’œil est hors de ma portée. [...] L’histoire est ancienne et elle est instructive. Je commencerai par Platon. [...]
Le
programme astronomique de Platon est de rendre compte du mouvement des
astres errants, les planètes, pour le rendre conforme à l’harmonie du
monde età la dignité des dieux.
Le système de Ptolémée a réalisé ce
programme, par une superposition de mouvements circulaires uniformes,
le grand cycle et les épicycles. Et quoique le système de Ptolémée soit
abandonné, la décomposition d’un mouvement en mouvements périodiques et
l’utilisation des fonctions trigonométriques a été une constante de
l’astronomie jusqu’à nos jours. [...] Mais
la perle de l’astronomie qu’est la découverte des exoplanètes repose
sur l’analyse de Fourier des spectres émis par les étoiles."
JPK, texte écrit de la conférence photographiée ci-contre,
École Polytechnique (10/05/2011)
|
et puis, après ces prestigieux ancêtres devenus, en
quelque sorte, "chauffeurs de salle", arrivait dans son exposé
la star, Fourier, aux prises avec l'équation de la chaleur -mais
en fait, d'abord, une simple équation de Laplace pour le
problème stationnaire (i.e., indépendant du temps).
L'invention de sa série, une "première" aussi
périlleuse que celle de Pacquard et Balmat au Mont-Blanc en 1786, ce
genre d'itinéraire à hauts risques qui permet la
victoire... avant qu'il soit strictement interdit aux suivants et qu'on leur proposer une
route plus raisonnable.
Ce que fit aussi Fourier.
Tout un travail mis sur la table pour les générations de
mathématiciens à suivre, jusqu'à hier, à
aujourd'hui, à demain.
"après avoir multiplié les exemples
et donné quelques preuves, il s’était aventuré à dire que toute
fonction était sujette à cette analyse et représentable par une série
trigonométrique qui converge vers la fonction. Littéralement c’est faux. Pour
appliquer les formules intégrales, il faut que la fonction soit
intégrable ; et la convergence des séries est un sujet difficile. Les
premiers pas pour éclaircir la question sont dus à Dirichlet, avec le
premier théorème général de convergence et le premier exemple de
fonction non intégrable dans la conception de l’époque. Tous les
concepts d’intégration, à commencer par l’intégrale de Riemann, sont
liés aux formules de Fourier et à leurs conditions de validité. Au delà
de Riemann, on pense à Lebesgue, Denjoy, Laurent Schwartz. "
JPK
|
|
"Les
formules de Fourier sont l’exemple de base. Leur énoncé par Fourier
exprime leur généralité, de façon formellement incorrecte. Elles ne
constituent pas un théorème, mais elles ont engendré des théorèmes et
permis de définir d’importantes notions . Mieux qu’un théorème, elles
ont constitué un programme, à savoir, donner des conditions de leur
validité. Elles ont ensuite constitué un paradigme pour tous les développements orthogonaux."
JPK
|
La méthode de Fourier, du particulier au général, dans un crescendo de
difficulté à la fois subtil et maîtrisé, allait à l'encontre du dogme
bourbakiste. De toutes façons, Fourier continuait à payer cher, 150 ans
après, la non-publication de son mémoire et la moue des rapporteurs du
Grand Prix remporté en 1811: " son
analyse [...] laisse
encore quelque chose à
désirer, soit relativement à
la
généralité, soit même du
côté de la rigueur."
Pour mieux apprécier les extraits ci-dessous, je les confronterai à la
seule page où Bourbaki parle de Fourier, et il faut voir de quelle
façon, et sous quel invraisemblable titre de chapitre! JPK
n'a jamais montré ce document lors d'une conférence, à ma
connaissance en tout cas.
|
N. Bourbaki, Éléments d'Histoire des Mathématiques, 1960.
|
Fourier est une sorte de nom commun, dans tous les sens du terme, pour tous les scientifiques et les ingénieurs, de la génomique
structurale à la téléphonie. [...] Oui,
Fourier est bien présent
et commence à être bien
connu. Mais il n'en a pas
été
toujours ainsi. L'attitude à
l'égard de Fourier, en France,
est un bon test des
mentalités en matière scientifique et
en
particulier des relations entre physique et mathématique.
Il y a
cinquante ans, en France, Joseph Fourier était méconnu. [...] C'était
l'époque d'un certain divorce entre physique et
mathématique ;
Fourier, sans doute, était trop mathématicien
pour être un vrai
physicien, trop physicien pour être
un vrai mathématicien.
Aujourd'hui au contraire, Fourier est emblématique
du rapprochement
entre physique et mathématique. Sur une
période de deux siècles,
Fourier a été, de
manière étonnamment contrastée,
mésestimé et
célébré."
JPK, 2011
|
Voici d'ailleurs par quels schémas il présentait, en 1988, une sorte de moderne
Dialogue des Deux grands Systèmes du Monde, pour situer l'Analyse de Fourier à sa vraie place
"L'image
[de gauche] est séduisante, mais elle est fausse; par exemple
elle ne dit rien des interactions très fortes entre analyse de
Fourier et théorie des nombres, ou probabilités. L'image
que je me fais en 1988 [à droite] est beaucoup
moins structurée et beaucoup plus efflorescente. À
gauche, jai rangé ce qui a rapport aux groupes topologiques,
espaces fonctionnels et mesures invariantes -donc, qui explicite le
schéma bourbachique. À droite, ce qui échappe à ce schéma , et qui, aujourd'hui, me paraît au moins aussi important. L'efflorescence
est d'ailleurs dans la nature des choses; c'est elle qui assure, par la
fertilisation croisée des branches, l'unité des
mathématiques telle que la vivent les mathématiciens aujourd'hui. "
JPK, 1988
|
à la Bourbaki 1950...
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..à la JPK 1988 !
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Pour le lecteur qui, non familier des ramifications
mathématiques, serait bien excusable de ne pas saisir la
portée de cette véritable révolution copenicienne
(espérons tout de même qu'il aura saisi la position
solaire de l'Analyse de Fourier dans la vision moderne 1988!), Kahane
savait dire les choses avec humour et poésie, d'une façon
accessible à tous. Mandelbrojt était son directeur de
recherche, et l'«auteur célèbre» un monument
vivant de la période, qui d'une main, publiait sous son nom et
un titre voisin de
«structures fondamentales de l'analyse»,
un traité en épisodes de plus en plus vertigineux, et de
l'autre signait, avec ses complices, Bourbaki... Je n'en dirai pas
plus, par respect pour la façon malicieuse dont Kahane le
désigne!
"L'analyse mathématique, telle que la pratiquait S.
Mandelbrojt, n'avait pas grand chose à voir avec ce qu'un auteur
célèbre appelait «les structures fondamentales de l'analyse». L'analyse «réelle», l'analyse «complexe», les fonctions indéfiniment dérivables, les séries trigonométriques,les séries de Taylor, les séries de Dirichlet, la théorie de l'approximation y étaient inextricablement mêlées. Pour la première fois, avec S. Mandelbrojt, j'ai eu le sentiment de la forêt vierge,
avec ses problèmes entrelacés, son fouillis foisonnant d'idées et de
méthodes, sa richesse luxuriante, et aussi la difficulté d'entrer
dedans. [...]
Le plus étrange avec cette forêt vierge est qu'elle n'est pas vierge du tout; c'est l'oeuvre croisée de cent jardiniers. De temps en temps, une équipe de jardiniers tente d'y mettre un peu d'ordre ; cela dessine de nouvelles perspectives et introduit de nouveaux points de vue. En 1950 justement,
la tendance semblait être à l'ordonnancement à la française. Bourbaki
avait tracé les grandes allées; le parc venait d'être ouvert au public, et il était si beau que certains pouvaient croire le cadre fixé pour l'éternité. [...] J'étais sous cette grande influence quand S. Mandelbrojt m'a révélé son coin de forêt, avec son histoire et ses recoins cachés. Depuis, la forêt mathématique a repris ses droits,
et on sait maintenant qu'il faut en permanence des milliers d'ouvriers
pour l'entretenir et la développer. Du moins, presque tout le monde le
sait."
|
Et quand aux accusations contre Fourier, il est temps de lui rendre
justice, avec Riemann, mais aussi les preuves issues de manuscrits
inédits:
"Fourier, selon Riemann, est le
premier à avoir compris complètement la nature des
séries trigonométriques, en associant ce que
j’appellerai l’analyse, les formules intégrales donnant les coefficients, et la
synthèse, la représentation d’une fonction par une
série trigonométrique. C’est à cause de
Riemann que nous parlons aujourd’hui de séries de Fourier.
En France, Fourier a été longtemps méconnu. Arago,
dans son éloge de Fourier, vante grandement le savant et le
politique, explique l’importance de sa théorie analytique
de la chaleur, mais ne dit pas un mot des séries
trigonométriques, c’est-à-dire de l’outil que
Fourier a forgé pour calculer des solutions des équations
intégrales de la chaleur. Fourier y accordait une grande
importance et, contrairement à une idée reçue, il
a développé cet outil en véritable théorie,
exemples, applications et démonstrations, avec une grande
rigueur. Mais il s’est heurté à
l’incompréhension persistante de Lagrange, et deux pages
dans les manuscrits de Lagrange, que j’ai consultées et
commentées, confirment que Fourier avait raison contre Lagrange.
"
JPK
|
D'un dépucelage en analyse de Fourier au front de recherche...
J'ai encore mes notes sur l'exposé de Cachan... je ne suis pas
très fier de leur clarté et de leur propreté, je
faisais mieux d'habitude...
Mais de la première à la dernière ligne, tout, absolument tout, était nouveau pour moi.
Je n'avais jamais rencontré une série
trigonométrique; enfin, si, peut-être, à l'oral
d'entrée, justement: cela devait être le classique calcul
des coefficients sous l'hypothèse de convergence normale, ou
peut-être seulement uniforme. Mais ce n'était
pas en ce
temps-là, une
question de cours, et le stress des circonstances
ne favorisait pas la dégustation gourmande...
|
|
JPK, exposé à l'ENS Cachan, 1972: notes de l'auditeur
|
Je pense que dans la deuxième page, je notais sans plus bien comprendre. Je suivais comme je pouvais, je notais pour
essayer de comprendre plus tard:
ça, j'avais appris à le faire en Taupe, et c'est bien
utile dans la vie! En me relisant aujourd'hui, j'arrive à suivre
l'enchaînement sans peine, preuve que JPK menait sa
présentation avec une grande pédagogie, laissant assez de
points d'ancrage au tableau pour le néophyte. Hum, je n'ai tenu
le coup que dans le premier siècle après Fourier,
visiblement! Jusqu'au
théorème de Riesz-Fischer -mais
quel beau
climax!
Je devais
l'apprendre dans l'année à venir, avec les espaces de
Hilbert; JPK m'avait ouvert une belle fenêtre. Qu'a-t-il dit
quand j'ai posé le crayon, trop loin de mes bases? Sans doute
quelque chose comme ceci, entendu une petite vingtaine d'années
plus tard:
"Quelles relations y-a-t-il entre une fonction f et la suite (cn) de ses coefficients de Fourier? Quelles propriétés de f peut on lire sur la suite (cn) , et réciproquement?
La plus belle réponse à cette question est le théorème
de Riesz-Fischer, obtenu indépendamment en 1907 par
Frédéric Riesz et Ernest Fischer. [...]
Dans le n°1 des Annales de l'Institut Fourier (1949), F. Riesz évoque cette découverte. Il l'appelle joliment le billet aller et retour permanent entre l'espace L2 et l'espace l2. C'est pour lui le triomphe de l'intégrale de Lebesgue.
Aujourd'hui, dans les cours sur l'intégrale de Lebesgue, on énonce souvent comme théorème de Riesz la proposition suivante: Lp est complet. Riesz n'a jamais énoncé un tel théorème. Pour la démonstration du théorème de Riesz-Fischer, il utilise un lemme, qui signifie en effet que L2
est complet. Mais les choses ne s'exprimaient pas de façon si
compacte à l'époque. On n'avait pas encore baptisé
l'espace L2, et la notion de complétion était encore implicite. Ainsi le lemme est devenu théorème , et l'essentiel du lemme est passé dans les définitions. [...] Ce qu'on prend aujourd'hui
pour base d'une théorie, les définitions de base, sont
bien souvent, historiquement, l'aboutissement de la
théorie quand elle était en marche. Il est bien
difficile, quand on enseigne ou simplement qu'on expose des
mathématiques, de ne pas être infidèle à la
démarche de la découverte.
JPK, journées X-UPS, École Polytechnique ( Mai 1989)
|
[
Commentaire:
l'article de Riesz aux
Annales de l'Institut Fourier est disponiible en ligne, ainsi que le
sommaire de ce numéro 1.
Les deux
Notes aux Comptes Rendus de 1907 (CRAS 144) sont aussi consultables:
Riesz, pp. 615–622,
Fischer pp. 1022-1024
Des compléments historiques
ici et
là; et voici plus en détail
une preuve en version "moderne".]
Il a ensuite parlé
du 20ème siècle, bien sûr, mais pas d'un
"bébé" de 8 ans, la FFT: s'il avait abordé
l'aspect informatique, je suis presque sûr que j'aurais repris
mon stylo. Mais les temps étaient bien peu algorithmiques chez
les
matheux purs, cette caste supérieure dans laquelle j'entrais ...
Cependant, moderne Alexandre Dumas,
vingt ans après,
il n'oubliait pas de mentionner ce rebondissement, et d'autres encore
insoupçonnés à l'époque, des aventures de
Fourier:
"Alors que les mathématiques structurelles ont dominé la façon de voir des mathématiciens, de Darboux à Bourbaki, les mathématiques, algorithmiques qui se développent aujourd'hui font apparaître Fourier comme un précurseur.
Fourier aurait sûrement apprécié trois découvertes que j'évoquerai pour terminer.
- La Transformation de Fourier rapide: en pratique, pour le calcul d'une intégrale de Fourier, on échantillonne: on choisit N valeurs de la variable [...], et on remplace l'intégrale par une somme finie de N termes. A priori, pour calculer N valeurs de la transformée, on a donc besoin de N2 additions, et autant de multiplications. La transformée de Fourier rapide, au lieu de O(N2) opérations, n' en utilise que O(N. log N ). Le gain est énorme, et a permis d'utiliser la transformation de Fourier sur ordinateur [...], et mieux encore, là où rien n'existait auparavant (imagerie par RMN) [...]
- La méthode de la fenêtre glissante: Inventée
par le physicien anglais D. Gabor, elle a été
développée par des physiciens, pour obtenir des
résultats remarquablement économiques et précis, quand
il s'agit d'analyser un signal contenant un petit nombre d'harmoniques
en présence de bruit [...]. J'ai personnellement beaucoup
apprécié la méthode mise au point par P.
Pério à Orsay, en 1982, pour l'analyse harmonique instantanée de la voix humaine, d'instruments riches en harmoniques
comme les gongs, avec un échatillonnage réduit (20
à 100 points par fenêtre, 500 à 4000 points au
total) et un matériel modeste (Apple 2)
- Les Ondelettes de Jean Morlet et celles d'Yves Meyer: " C'est
ici un sujet en plein développement, dont l'histoire est
passionnante et les promesses considérables. [...] Les
premières publications concernant les ondelettes de Meyer datent
de 1987, mais c'est un domaine en croissance rapide, qui
intéresse mathématiciens, physiciens, ingénieurs,
et mérite d'être largement connu par les utilisateurs de
l'analyse de Fourier.
Parmi ceux, outre Meyer, qui ont contribué à la
théorie et aux applications, j'ai relevé les noms de
Risset, Grossmann, Kronland-Martinet (Luminy), Ingrid Daubechies (Bell
Telephone), P.-G. Lemarié (Orsay), Ph. Tchamitchian (Marseille),
S. Mallat (Université de Pennsylvanie), S. Jaffard (École Polytechnique). Yves Meyer lui-même vient d'achever un gros livre sur le sujet. [...]"
JPK, journées X-UPS,( Mai 1989); texte écrit en Octobre 1988 pour le baptême de l'Université Joseph Fourier, à Grenoble
|
On notera bien, en comparaison de celle de l'article, les dates
des découvertes et la liste des chercheurs "prometteurs" en
Ondelettes selon JPK: peut-on coller de plus près à la
recherche et se montrer plus clairvoyant sur les futurs grands noms du
domaine? 30 ans après, les recherches d'Yves Meyer ont
été couronnées par le prix Abel, et J.-P. Kahane
aura eu le temps d'en être témoin, quelques mois avant sa
brutale disparition. Quant aux noms d'I. Daubechies et S. Mallat, ils brillent
haut au panthéon international de l'analyse harmonique.
En voilà, un peu du
beaucoup de choses qu'il avait apprises depuis! Et moi, grâce à ses conférences... Le même thème, mais toujours plus de
choruses, toujours plus loin dans l'extase: cette fois, c'est au
My Favorite Things de John Coltrane qu'il me fait penser (Applications numériques:
10'44 en 1961,
20'25 en 1965). Kahane, lui aussi, aurait pu se chanter intérieurement:
"These are a few of my favorite Things!"
Quelques instantanés ne sauraient remplacer le plaisir du
live! Retrouvez cette belle voix bien posée, cette belle plume soignant ses textes, grâce aux archives de la toile...
Des conférences filmées
- tour de l'histoire des séries de Fourier ... comme si vous y étiez!
- plus techniques
Quelques écrits
Encore quelques citations sur Fourier...
"La
portée réelle des formules
de Fourier apparaît aujourd'hui
mieux que naguère : elles
constituent un programme. On peut varier le sens que l'on donne aux
fonctions, aux séries et aux intégrales. Il s'agit dans
tous les cas d'analyse et de synthèse harmonique. C'est le
travail des mathématiciens que d'introduire les concepts et les
outils qui valident les formules. "
JPK
|
"Si
j'en juge par moi-même,
je ne lis plus
Fourier comme autrefois. Autrefois, avec l'impertinence de la jeunesse et la caution de mes aînés, je le traitais de haut. Aujourd'hui, je cherche ce qu'il veut dire et comment il a pu y arriver si bien. "
JPK
|
"Le
Panthéon mathématique est peuplé d'ombres bien
vivantes qui changent de place au cours du temps, certaines bien
visibles et d'autres en retrait. Mon propos était de souligner
le retour au premier plan, parmi elles, de Joseph Fourier."
JPK
|
... et le souvenir de ses débuts
"
En 1950, il était permis à un
étudiant en mathématiques d'être incroyablement
ignorant. C'était mon cas, et il m'en reste une grande
naïveté dans beaucoup de domaines importants. Mais
j'avais et j'ai conservé le goût des problèmes
-c'était le bon côté de l'enseignement de
l'époque-.
Il y avait de très bons profeseurs à la Sorbonne et à l' École Normale;
certains m'inspiraient une familarité désinvolte,
d'autres une crainte respectueuse; je ne désirais pas travailler
avec eux. J'avais suivi des cours de Raphaêl Salem, alors qu'il
était professeur au M.I.T., sur les séries
trigonométriques; j'ai collaboré avec lui quelques
années plus tard de manière très stimulanre; en
1949, lorsque je suis entré comme stagiaire au C.N.R.S., il n'en
était pas question. C'est Szolem Mandelbrojt qui m'a mis sur les chemins de la recherche.
|
Le Missionnaire des Mathématiques
Il avait particulièrement à cœur, ces
dernières années, de mener des actions de vulgarisation
à l'Académie, donner des conférences aux
lycéens, participer à des rencontres philosophiques comme
Citéphilo, à Lille, qui draîne un public large et curieux -mais loin d'être restreint aux seuls scientifiques.
|
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avec Valerio Vassallo (Université Lille-1),conférence
Cité-Philo au lycée
Faidherbe, Lille (18/11/2011)
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Ce jour-là, à Lille, le lycée
Faidherbe et l'Université Lille-1 avaient joint leurs efforts pour coproduire une des rencontres de
Cité-Philo. Elles
avaient aussi mêlé leurs publics d'étudiants et
enseignants à celui des habitués des rencontres.
Après la projection du film La passeggiata : Une heure avec Jean-Pierre Kahane, battements d'ailes au jardin du Luxembourg
(à voir sur le site Lille1.tv), Jean-Pierre Kahane se
prêtait au jeu des questions-réponses sur le métier
de mathématicien, la vie de chercheur, la beauté des
objets mathématiques, le futur de la science, tous ces
thèmes esquissés dans le film.
Valerio, metteur en scène et acteur, en sparring-partner de cette discussion, rajoutait quelques battements d'aile...
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Quelques autres interventions filmées
Une interview
Le Colloque de son 90ème anniversaire (Orsay & IHP, 4 au 7/07/2016)
Des interventions
variées sur ses contributions aux Mathématiques, mais
aussi à leur enseignement (sur ce point, voir tout
particulièrement le texte de la conférence de Michèle Artigue)
Voir le site du colloque,
et sous l'onglet "Program", son programme complet, à partir
duquel plusieurs textes des conférenciers peuvent être
visionnés et téléchargés; des photos du colloque se trouvent sur la page dédiée de la SMF.
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La Journée d'hommage à l'Académie des Sciences (Paris, le 18/12/2018)
Tous les aspects, mathématiques et humains, y furent abordés... bien
souvent entremêlés, tant il était impossible de séparer le
mathématicien du citoyen engagé.
L'Homme
Sa droiture, ses engagements sont bien connus. Ce qui m'a frappé
-je suis vraiment loin d'être le seul!- c'est cette
manière qu'il a de vous encourager, quand il pourrait vous
écraser du haut de sa science, comme tant d'autres ne se
gêneraient pas pour le faire. Je lui soumettais de temps à
autre, non sans angoisse, mes efforts de vulgarisation de la
théorie de Fourier, ma tentative d'une lecture
historiquement informée, comme disent les baroqueux pour la musique ancienne, de la
Théorie Analytique
de Fourier. Lui qui avait tant de choses à m'apprendre sur le
sujet trouvait le moyen d'inverser les rôles; savourez la
façon dont il se qualifie pour l'occasion:
Cher Jean-Pierre,...
Voici une nouvelle livraison autour de Fourier
http://www.mathouriste.eu/Fourier/Fourier_harmonie.html
[...]
Ce prologue vise à présenter l'Analyse Harmonique
(et à en justifier le nom) sous l'angle musical, pour
rendre le contact plus intuitif que le cas de la chaleur. De la
musique, tout le monde en a entendu[...]
J'espère que cela permet de présenter de façon un
peu inédite la controverse des cordes vibrantes, tout en ayant
fait un choix sérieux, enfin j'espère, de quelques pages
originales des maîtres...
Alain Juhel |
Bravo! Je ne suis pas tout à fait profane, mais il y a dans votre livraison quantité de choses que j'ignorais[...]
Félicitations et amitiés
Jean-Pierre JPK
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Et, même
after hours, la conférence terminée, toujours ce mélange de classe et de décontraction
avec Valerio Vassallo, dans une brasserie lilloise... (18/11/2011)
Cher Jean-Pierre, vous allez me manquer. Beaucoup.
Mais je penserai à vous. Souvent.
Chaque fois que je travaillerai à la (re)connaissance de Fourier
auprès de ce public qui ne sait pas tout ce qu'il lui doit.
Et chaque fois que j'entendrai Miles jouer cette jolie berceuse,
Jean-Pierre. Comme ici,
à Montréal (1985) ou là,
à Paris (1991).