Jean-Pierre KAHANE (1926-2017)

... Une Vie pour Fourier! 



    Je n'ai jamais suivi un cours de Jean-Pierre Kahane.
    Je fréquentais Orsay pendant qu'il y enseignait... mais pas à ceux qui avaient fait le choix des mathématiques. En excellent disciple de Fourier, il dispensait le sien aux physiciens.

   Pourtant, dès ce temps-là, nous nous sommes croisés. La première conférence à laquelle j'ai assisté (pas un cours, rien d'obligatoire, non: une séance où l'on se rend par curiosité, par intérêt, parce que des aînés vous la recommandent... comme tout cela était nouveau pour le petit provincial tout juste reçu à un concours que j'étais!), c'était lui, et c'était Fourier, bien sûr!
    Enfin, c'était...
c'étaient..."Les Séries Trigonométriques, de Bernoulli à nos jours". Fourier, le héros de sa carrière de chercheur et d'historien des sciences, était absent du titre, reflet (inconscient?) d'une époque -les années 70- où il était totalement et si injustement sous-estimé, ce que JPK ne manquait évidemment pas de dire, déjà, mais peut-être avec moins de force qu'aujourd'hui.
    Depuis une dizaine d'années, Fourier nous avait à nouveau rapprochés, une conférence par ci, un échange de méls par là: au début fut le bicentenaire de la première présentation du mémoire de Fourier à l'Académie, en 1807; il passa presque aussi inaperçu que l'acte fondateur. Puis ma participation à la Société Joseph Fourier d'Auxerre, dont il était le président d'honneur, enthousiaste à l'idée de réinstaller, dans sa ville natale, un monument à sa mémoire pour effacer enfin la honte de la fusion du précédent, en 1942, livré par Vichy à l'occupant, pour en faire des cartouches...
    On me pardonnera, j'espère, d'écrire pour une fois à la première personne. Ce sont mes souvenirs de JPK, ils sont bien maigres, en fait; vous en trouverez sûrement, ne serait-ce qu'au fil du temps, de bien plus passionnants par des collègues et étudiants qui l'ont côtoyé de plus près, plus longtemps. Mais un hommage général, fourre-tout, n'aurait eu aucun sens. Il doit rester personnel, avec mes images, certaines moins parfaites que je les aurais voulues. Afin que vous ne soyiez pas venus pour rien, j'ai ajouté quelques liens vers des textes, des vidéos de conférence, des citations fortes; puisse ce regroupement vous faciliter le souvenir.
Alain Juhel

La Camarde, qui n'a aucun goût, vient, ce 21 Juin 2017, jour de solstice, de faucher ce jeune homme. Un jeune homme de 90 ans!
Tous ceux qui l'auront approché jusqu'à ce qu'il nous quitte pourront en témoigner: il n'y a là aucune exagération. Lors d'un échange de questions-réponses, à la fin d'une conférence, je me souviens qu'un auditeur lui avait demandé quel était, à 85 ans passé, le secret de son dynamisme. Sa réponse était venue, sans hésitation, dans un sourire:

"Je lis. Je marche. Je fais des mathématiques."
JPK

Et s'il fallait le résumer, en deux mots, ou en deux images? Mission impossible... donc, tentons la:

L'écoute...
...l'enthousiasme!


  Lille, lycée Faidherbe (18/11/2011)
conférence Cité-Philo
École Polytechnique  (10/05/2011)
journées X-UPS

Dans les deux attitudes, un invariant: la curiosité. Curiosité scientifique, il n'a cessé d'interroger ses sujets de prédilection; curiosité des travaux des autres, curiosité d'autres territoires: la physique, bien sûr, mais aussi la philosophie avec laquelle il aimait jeter des ponts. Bref, c'était un humaniste, comme son héros mathématique, Fourier. Un héros qu'il sut défendre avec obstination contre les modes, qu'il contribua à réhabiliter, jusqu'à accepter la présidence d'honneur de la Société Joseph Fourier d'Auxerre.

Le "Fouriériste"



"Fouriériste"
, l'adjectif n'est plus guère usité dans le sens que lui donnent les dictionnaires:

(Celui, celle) qui est partisan du système de Charles Fourier, qui en adopte les idées, la pratique. François (...) trouve trop sot de se faire saint-simonien ou fouriériste (Vigny, Journal poète,1840, p. 1129).
souree: Ortolang (CNRS)

Ce père du Socialisme Utopique  ne pouvait déplaire à l'homme de convictions qu'était Jean-Pierre Kahane qui, jeune, adhéra au Parti Communiste et lui resta fidèle.  Mais il fut Fouriériste d'une autre façon, en consacrant sa vie de travail à Joseph et à l'Analyse Harmonique. Il aimait d'ailleurs citer et commenter le rapprochement que fait Victor Hugo:

" Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêve sublime. Il y avait à l'Académie des sciences un Fourier célèbre que la postérité a oublié, et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont la postérité se souviendra. Lord Byron commençait à poindre ; une note d’un poème de Millevoye l’annonçait à la France en ces termes : un certain lord Baron. David d’Angers s’essayait à pétrir le marbre.  "
Victor Hugo, Les Misérables, ‘En l’année 1817’ (1862 )
"Pourquoi  Victor  Hugo  croit-il  que  la postérité a oublié ce  célèbre  Fourier,  et  en  quoi  avait-il  raison ?  Victor  Hugo  avait  pour  ami  Arago  qui, très  jeune,  en  1809,  avait  été  élu  dans  la  première  Classe  de  l'Institut  national  des  sciences  et  des  arts,  et  qui  a  succédé  à  Fourier  comme secrétaire perpétuel en 1830. Arago connaissait les remous que l'usage fait par Fourier des séries trigonométriques avaient provoqués. Lagrange, le mathématicien le plus respecté de l'époque, avait depuis longtemps condamné toutes les tentatives de ce genre [...]

Victor Hugo traduit un sentiment répandu en France depuis 1830 : Joseph Fourier est dépassé. La suite a confirmé son jugement. Il y a bien à Paris une rue Charles Fourier, mais pas de rue Joseph Fourier.
JPK


La même histoire, oui, mais...

Sa façon de raconter l'histoire des Séries de Fourier, ou plutôt, faudrait-il dire: Deux siècles de Mathématiques sous l'influence de Fourier, était fascinante. Il avait alors, jusque dans son élégante et naturelle décontraction, quelque chose d'un jazzman, d'un Miles Davis vous jouant et rejouant Autumn Leaves ou Time after time (ce titre irait à merveille à ce qu'il racontait): toujours le même thème, et pourtant toujours différent...
De la première fois que je l'ai entendue de sa bouche, je me souviens, comme de mon premier concert de Miles. Il faisait débuter l'histoire aux cordes vibrantes (Vous trouverez la  célèbre controverse en détails ici), et cela devait ressembler un peu à :



Journées X-UPS, École Polytechnique  (10/05/2011)

Presque 40 ans après, j'évoquais avec lui ce souvenir marquant dans un échange d'e-mails:

J'ai encore en mémoire la première conférence à laquelle j'ai assisté à l'ENS Cachan en 1972-1973:
"Les Séries Trigonométriques, de Bernoulli à nos jours". Vous en étiez l'auteur, bien sûr. Cela commençait par la Controverse des Cordes Vibrantes. Après, je ne suis pas sûr d'avoir pu suivre: je sortais à peine de taupe, et les séries de Fourier n'étaient pas au programme, à l'époque!
En tout cas, elle m'a donné l'envie d'en savoir plus, et pour cette incitation à la curiosité, permettez moi de vous dire merci.

Bien à vous,
Alain Juhel
Bien sûr je ne me souviens plus de ma conférence à Cachan, et j'ai appris beaucoup depuis. Mais vous me faites grand plaisir en lui attribuant une part dans votre intérêt pour Fourier et pour l'histoire des mathématiques.

Bien cordialement
Jean-Pierre Kahane

Tout JPK est là, dans ce modeste, mais sincère j'ai appris beaucoup depuis. Un mathématicien de son niveau ne passe certes pas 40 années sans en apprendre plus, même sur un sujet qu'il maîtrise -ne serait-ce que parce que la recherche apporte ses moissons régulières de nouveautés; de ce point de vue l'Analyse de Fourier a battu des records. Mais il impressionnait tant par tout ce qu'il savait déjà!

Entretemps, il a certainement beaucoup fouillé l'histoire du sujet; au troisième millénaire, il n'hésitait plus à la faire commencer encore plus tôt, avec Ptolémée et l'astronomie grecque: c'est que la théorie des épicycles, pour rendre compte des mouvements apparents du soleil et des planètes, constituait à l'évidence une version géométrique primitive du développement des fonctions périodiques. Une tradition que les astronomes musulmans (Al-Tusi, notamment) et Copernic lui-même, en dépit de sa révolution héliocentrique, perpétuèrent (voir particulièrement cette page sur le travail de Copernic, et celle-ci pour Al-Tusi)


"Embrasser l’analyse de Fourier d’un coup d’œil est hors de ma portée. [...] L’histoire est ancienne et elle est instructive. Je commencerai par Platon. [...]

Le programme astronomique de Platon est de rendre compte du mouvement des astres errants, les planètes, pour le rendre conforme à l’harmonie du monde età la dignité des dieux.
Le système de Ptolémée a réalisé ce programme, par une superposition de mouvements circulaires uniformes, le grand cycle et les épicycles. Et quoique le système de Ptolémée soit abandonné, la décomposition d’un mouvement en mouvements périodiques et l’utilisation des fonctions trigonométriques a été une constante de l’astronomie jusqu’à nos jours. 
[...] Mais la perle de l’astronomie qu’est la découverte des exoplanètes repose sur l’analyse de Fourier des spectres émis par les étoiles."

JPK, texte écrit de la conférence photographiée ci-contre,
 École Polytechnique  (10/05/2011)


et puis, après ces prestigieux ancêtres devenus, en quelque sorte, "chauffeurs de salle", arrivait dans son exposé la star, Fourier, aux prises avec l'équation de la chaleur -mais en fait, d'abord, une simple équation de Laplace pour le problème stationnaire (i.e., indépendant du temps). L'invention de sa série, une "première" aussi périlleuse que celle de Pacquard et Balmat au Mont-Blanc en 1786, ce genre d'itinéraire à hauts risques qui permet la victoire... avant qu'il soit strictement interdit aux suivants et qu'on leur proposer une route plus raisonnable. Ce que fit aussi Fourier. Tout un travail mis sur la table pour les générations de mathématiciens à suivre, jusqu'à hier, à aujourd'hui, à demain.

"après avoir multiplié les exemples et donné quelques preuves, il s’était aventuré à dire que toute fonction était sujette à cette analyse et représentable par une série trigonométrique qui converge vers la fonction. Littéralement c’est faux. Pour appliquer les formules intégrales, il faut que la fonction soit intégrable ; et la convergence des séries est un sujet difficile. Les premiers pas pour éclaircir la question sont dus à Dirichlet, avec le premier théorème général de convergence et le premier exemple de fonction non intégrable dans la conception de l’époque. Tous les concepts d’intégration, à commencer par l’intégrale de Riemann, sont liés aux formules de Fourier et à leurs conditions de validité. Au delà de Riemann, on pense à Lebesgue, Denjoy, Laurent Schwartz. "

JPK

Avec Alain Plagne, à l' École Polytechnique (Mai 2011). Au tableau, l'évocation de la naissance de la toute première série écrite par Fourier
"Les formules de Fourier sont l’exemple de base. Leur énoncé par Fourier exprime leur généralité, de façon formellement incorrecte. Elles ne constituent pas un théorème, mais elles ont engendré des théorèmes et permis de définir d’importantes notions . Mieux qu’un théorème, elles ont constitué un programme, à savoir, donner des conditions de leur validité. Elles ont ensuite constitué un paradigme pour tous les développements orthogonaux."
JPK
La méthode de Fourier, du particulier au général, dans un crescendo de difficulté à la fois subtil et maîtrisé, allait à l'encontre du dogme bourbakiste. De toutes façons, Fourier continuait à payer cher, 150 ans après, la non-publication de son mémoire et la moue des rapporteurs du Grand Prix remporté en 1811: " son  analyse [...]  laisse  encore  quelque  chose  à  désirer,  soit  relativement  à  la  généralité,  soit même du côté de la rigueur."  Pour mieux apprécier les extraits ci-dessous, je les confronterai à la seule page où Bourbaki parle de Fourier, et il faut voir de quelle façon, et sous quel invraisemblable titre de chapitre! JPK n'a jamais montré ce document lors d'une conférence, à ma connaissance en tout cas.

N. Bourbaki, Éléments d'Histoire des Mathématiques, 1960.
Fourier est une sorte de nom commun, dans tous les sens du terme, pour tous les scientifiques et les ingénieurs, de la génomique structurale à la téléphonie. [...] Oui,  Fourier  est  bien  présent  et  commence  à  être  bien  connu.  Mais  il  n'en  a  pas  été  toujours  ainsi.  L'attitude  à  l'égard  de  Fourier,  en  France,  est  un  bon  test  des  mentalités  en  matière  scientifique et en particulier des relations entre physique et mathématique.

 Il y a cinquante ans, en France, Joseph Fourier était méconnu.
[...]  C'était  l'époque  d'un certain divorce entre physique et mathématique ; Fourier, sans doute, était trop mathématicien  pour  être  un  vrai  physicien,  trop  physicien  pour  être  un  vrai  mathématicien.  Aujourd'hui  au  contraire, Fourier est emblématique du rapprochement entre physique et mathématique. Sur  une  période  de  deux  siècles,  Fourier  a  été,  de  manière  étonnamment  contrastée, mésestimé et célébré."
JPK, 2011

Voici d'ailleurs par quels schémas il présentait, en 1988,  une sorte de moderne Dialogue des Deux grands Systèmes du Monde, pour situer l'Analyse de Fourier à sa vraie place

"L'image [de gauche] est séduisante, mais elle est fausse; par exemple elle ne dit rien des interactions très fortes entre analyse de Fourier et théorie des nombres, ou probabilités. L'image que je me fais en 1988 [à droite] est beaucoup moins structurée et beaucoup plus efflorescente. À gauche, jai rangé ce qui a rapport aux groupes topologiques, espaces fonctionnels et mesures invariantes -donc, qui explicite le schéma bourbachique. À droite, ce qui échappe à ce schéma , et qui, aujourd'hui, me paraît au moins aussi important. L'efflorescence est d'ailleurs dans la nature des choses; c'est elle qui assure, par la fertilisation croisée des branches, l'unité des mathématiques telle que la vivent les mathématiciens aujourd'hui. "
JPK, 1988
à la Bourbaki 1950...
..à la JPK 1988 !



Pour le lecteur qui, non familier des ramifications mathématiques, serait bien excusable de ne pas saisir la portée de cette véritable révolution copenicienne (espérons tout de même qu'il aura saisi la position solaire de l'Analyse de Fourier dans la vision moderne 1988!), Kahane savait dire les choses avec humour et poésie, d'une façon accessible à tous. Mandelbrojt était son directeur de recherche, et l'«auteur célèbre» un monument vivant de la période, qui d'une main, publiait sous son nom et un titre voisin de «structures fondamentales de l'analyse», un traité en épisodes de plus en plus vertigineux, et de l'autre signait, avec ses complices, Bourbaki... Je n'en dirai pas plus, par respect pour la façon malicieuse dont Kahane le désigne!

"L'analyse mathématique, telle que la pratiquait S. Mandelbrojt, n'avait pas grand chose à voir avec ce qu'un auteur célèbre appelait «les structures fondamentales de l'analyse». L'analyse «réelle», l'analyse «complexe», les fonctions indéfiniment dérivables, les séries trigonométriques,les séries de Taylor, les séries de Dirichlet, la théorie de l'approximation y étaient inextricablement mêlées. Pour la première fois, avec S. Mandelbrojt, j'ai eu le sentiment de la forêt vierge, avec ses problèmes entrelacés, son fouillis foisonnant d'idées et de méthodes, sa richesse luxuriante, et aussi la difficulté d'entrer dedans. [...]
Le plus étrange avec cette 
forêt vierge est qu'elle n'est pas vierge du tout; c'est l'oeuvre croisée de cent jardiniers. De temps en temps, une équipe de  jardiniers tente d'y mettre un peu d'ordre ; cela dessine de nouvelles perspectives et introduit de nouveaux points de vue. En 1950 justement, la tendance semblait être à l'ordonnancement à la française. Bourbaki avait tracé les grandes allées; le parc venait d'être ouvert au public, et il était si beau que certains pouvaient croire le cadre fixé pour l'éternité.  [...] J'étais sous cette grande influence quand  S. Mandelbrojt m'a révélé son coin de forêt, avec son histoire et ses recoins cachés. Depuis, la forêt mathématique a repris ses droits, et on sait maintenant qu'il faut en permanence des milliers d'ouvriers pour l'entretenir et la développer. Du moins, presque tout le monde le sait."



Et quand aux accusations contre Fourier, il est temps de lui rendre justice, avec Riemann, mais aussi les preuves issues de manuscrits inédits:  

"Fourier, selon Riemann, est le premier à avoir compris complètement la nature des séries trigonométriques, en associant ce que j’appellerai l’analyse, les formules intégrales donnant les coefficients, et la synthèse, la représentation d’une fonction par une série trigonométrique. C’est à cause de Riemann que nous parlons aujourd’hui de séries de Fourier. En France, Fourier a été longtemps méconnu. Arago, dans son éloge de Fourier, vante grandement le savant et le politique, explique l’importance de sa théorie analytique de la chaleur, mais ne dit pas un mot des séries trigonométriques, c’est-à-dire de l’outil que Fourier a forgé pour calculer des solutions des équations intégrales de la chaleur. Fourier y accordait une grande importance et, contrairement à une idée reçue, il a développé cet outil en véritable théorie, exemples, applications et démonstrations, avec une grande rigueur. Mais il s’est heurté à l’incompréhension persistante de Lagrange, et deux pages dans les manuscrits de Lagrange, que j’ai consultées et commentées, confirment que Fourier avait raison contre Lagrange. "

JPK

D'un dépucelage en analyse de Fourier au front de recherche...


J'ai encore mes notes sur l'exposé de Cachan... je ne suis pas très fier de leur clarté et de leur propreté, je faisais mieux d'habitude... Mais de la première à la dernière ligne, tout, absolument tout, était nouveau pour moi. Je n'avais jamais rencontré une série trigonométrique; enfin, si, peut-être, à l'oral d'entrée, justement: cela devait être le classique calcul des coefficients sous l'hypothèse de convergence normale, ou peut-être seulement uniforme. Mais ce n'était pas en ce temps-là, une question de cours, et le stress des circonstances ne favorisait pas la dégustation gourmande...



JPK, exposé à l'ENS Cachan, 1972: notes de l'auditeur


Je pense que dans la deuxième page, je notais sans plus bien comprendre. Je suivais comme je pouvais, je notais pour essayer de comprendre plus tard: ça, j'avais appris à le faire en Taupe, et c'est bien utile dans la vie! En me relisant aujourd'hui, j'arrive à suivre l'enchaînement sans peine, preuve que JPK menait sa présentation avec une grande pédagogie, laissant assez de points d'ancrage au tableau pour le néophyte. Hum, je n'ai tenu le coup que dans le premier siècle après Fourier, visiblement! Jusqu'au théorème de Riesz-Fischer -mais quel beau climax! Je devais l'apprendre dans l'année à venir, avec les espaces de Hilbert; JPK m'avait ouvert une belle fenêtre. Qu'a-t-il dit quand j'ai posé le crayon, trop loin de mes bases? Sans doute quelque chose comme ceci, entendu une petite vingtaine d'années plus tard:

"Quelles relations y-a-t-il entre une fonction f et la suite (cn) de ses coefficients de Fourier? Quelles propriétés de f peut on lire sur la suite (cn) , et réciproquement?
La plus belle réponse à cette question est le 
théorème de Riesz-Fischer, obtenu indépendamment en 1907 par Frédéric Riesz et Ernest Fischer. [...]
Dans le n°1 des Annales de l'Institut  Fourier (1949), F. Riesz évoque cette découverte. Il l'appelle joliment le billet aller et retour permanent entre l'espace L2 et  l'espace l2. C'est pour lui le triomphe de l'intégrale de Lebesgue.
Aujourd'hui, dans les cours sur
l'intégrale de Lebesgue, on énonce souvent comme théorème de Riesz la proposition suivante: Lp est complet.  Riesz n'a jamais énoncé un tel théorème. Pour la démonstration du théorème de Riesz-Fischer, il utilise un lemme, qui signifie en effet que L2 est complet. Mais les choses ne s'exprimaient pas de façon si compacte à l'époque. On n'avait pas encore baptisé l'espace L2,  et la notion de complétion était encore implicite. Ainsi le lemme est devenu théorème , et l'essentiel du lemme est passé dans les définitions. [...]  Ce qu'on prend aujourd'hui pour base d'une théorie, les définitions de base, sont bien souvent, historiquement, l'aboutissement  de la théorie quand elle était en marche. Il est bien difficile, quand on enseigne ou simplement qu'on expose des mathématiques, de ne pas être infidèle à la démarche de la découverte.

JPK,  journées X-UPS, École Polytechnique  ( Mai 1989)

[  Commentaire: l'article de Riesz aux Annales de l'Institut Fourier est disponiible en ligne, ainsi que le sommaire de ce numéro 1.
Les deux Notes aux Comptes Rendus de 1907 (CRAS 144) sont aussi consultables: Riesz, pp. 615–622, Fischer pp. 1022-1024
Des compléments historiques ici et ; et voici plus en détail une preuve en version "moderne".]

Il a ensuite parlé du 20ème siècle, bien sûr, mais pas d'un "bébé" de 8 ans, la FFT: s'il avait abordé l'aspect informatique, je suis presque sûr que j'aurais repris mon stylo. Mais les temps étaient bien peu algorithmiques chez les matheux purs, cette caste supérieure dans laquelle j'entrais ...

Cependant, moderne Alexandre Dumas, vingt ans après, il n'oubliait pas de mentionner ce rebondissement, et d'autres encore insoupçonnés à l'époque, des aventures de Fourier:

"Alors que les mathématiques structurelles ont dominé la façon de voir des mathématiciens, de Darboux à Bourbaki, les mathématiques, algorithmiques qui se développent aujourd'hui font apparaître Fourier comme un précurseur.
 
Fourier  aurait sûrement apprécié trois découvertes que j'évoquerai pour terminer.
  1. La Transformation de Fourier rapideen pratique, pour le calcul d'une intégrale de Fourier, on échantillonne: on choisit N valeurs de la variable [...], et on remplace l'intégrale par une somme finie de N termes. A priori, pour calculer N valeurs de la transformée, on a donc besoin de N2 additions, et autant de multiplications. La transformée de Fourier rapide, au lieu de O(N2opérations, n' en utilise que O(N. log N ). Le gain est énorme, et a permis d'utiliser la transformation de Fourier sur ordinateur [...], et mieux encore, là où rien n'existait auparavant (imagerie par RMN) [...] 
  2. La méthode de la fenêtre glissante: Inventée par le physicien anglais D. Gabor, elle a été développée par des physiciens, pour obtenir des résultats remarquablement économiques et précis, quand il s'agit d'analyser un signal contenant un petit nombre d'harmoniques en présence de bruit [...]. J'ai personnellement beaucoup apprécié la méthode mise au point par P. Pério à Orsay, en 1982, pour l'analyse harmonique instantanée de la voix humaine, d'instruments riches en harmoniques comme les gongs, avec un échatillonnage réduit (20 à 100 points par fenêtre, 500 à 4000 points au total) et un matériel modeste (Apple 2)
  3. Les Ondelettes de Jean Morlet et celles d'Yves Meyer: " C'est ici un sujet en plein développement, dont l'histoire est passionnante et les promesses considérables. [...] Les premières publications concernant les ondelettes de Meyer datent de 1987, mais c'est un domaine en croissance rapide, qui intéresse mathématiciens, physiciens, ingénieurs, et mérite d'être largement connu par les utilisateurs de l'analyse de Fourier. Parmi ceux, outre Meyer, qui ont contribué à la théorie et aux applications, j'ai relevé les noms de Risset, Grossmann, Kronland-Martinet (Luminy), Ingrid Daubechies (Bell Telephone), P.-G. Lemarié (Orsay), Ph. Tchamitchian (Marseille), S. Mallat (Université de Pennsylvanie), S. Jaffard  (École Polytechnique). Yves Meyer lui-même vient d'achever un gros livre sur le sujet. [...]"
JPK,  journées X-UPS,( Mai 1989); texte écrit en Octobre 1988 pour le baptême de l'Université Joseph Fourier, à Grenoble

On notera bien, en comparaison de celle de l'article,  les dates des découvertes et la liste des chercheurs "prometteurs" en Ondelettes selon JPK: peut-on coller de plus près à la recherche et se montrer plus clairvoyant sur les futurs grands noms du domaine? 30 ans après, les recherches d'Yves Meyer ont été couronnées par le prix Abel, et J.-P. Kahane aura eu le temps d'en être témoin, quelques mois avant sa brutale disparition. Quant aux noms d'I. Daubechies et S. Mallat, ils brillent haut au panthéon international de l'analyse harmonique.

En voilà, un peu du beaucoup de choses qu'il avait apprises depuis! Et moi, grâce à ses conférences... Le même thème, mais toujours plus de choruses, toujours plus loin dans l'extase: cette fois, c'est au My Favorite Things de John Coltrane qu'il me fait penser (Applications numériques: 10'44 en 1961, 20'25 en 1965). Kahane, lui aussi, aurait pu se chanter intérieurement: "These are a few of my favorite Things!"

 
Quelques instantanés ne sauraient remplacer le plaisir du live! Retrouvez cette belle voix bien posée, cette belle plume soignant ses textes, grâce aux archives de la toile...

Des conférences filmées

Quelques écrits

Encore quelques citations sur Fourier...

"La  portée  réelle  des  formules  de  Fourier  apparaît  aujourd'hui  mieux  que  naguère :  elles  constituent un programme. On peut varier le sens que l'on donne aux fonctions, aux séries et aux intégrales. Il s'agit dans tous les cas d'analyse et de synthèse harmonique. C'est le travail des mathématiciens que d'introduire les concepts et les outils qui valident les formules. "
JPK


"Si   j'en   juge   par   moi-même,  je   ne   lis   plus  Fourier   comme   autrefois.   Autrefois, avec l'impertinence de la jeunesse et la caution de mes aînés, je le traitais de haut. Aujourd'hui, je cherche ce qu'il veut dire et comment il a pu y arriver si bien. "

JPK


"Le Panthéon mathématique est peuplé d'ombres bien vivantes qui changent de place au cours du temps, certaines bien visibles et d'autres en retrait. Mon propos était de souligner le retour au premier plan, parmi elles, de Joseph Fourier."

JPK

... et le souvenir de ses débuts

 
"    En 1950, il était permis à un étudiant en mathématiques d'être incroyablement ignorant. C'était mon cas, et il m'en reste une grande naïveté dans beaucoup de domaines importants. Mais j'avais et j'ai conservé le goût des problèmes -c'était le bon côté de l'enseignement de l'époque-.

      Il y avait de très bons profeseurs à la Sorbonne et 
à l' École Normale; certains m'inspiraient une familarité désinvolte, d'autres une crainte respectueuse; je ne désirais pas travailler avec eux. J'avais suivi des cours de Raphaêl Salem, alors qu'il était professeur au M.I.T., sur les séries trigonométriques; j'ai collaboré avec lui quelques années plus tard de manière très stimulanre; en 1949, lorsque je suis entré comme stagiaire au C.N.R.S., il n'en était pas question. C'est Szolem Mandelbrojt qui m'a mis sur les chemins de la recherche.


Le Missionnaire des Mathématiques

Il avait particulièrement à cœur, ces dernières années, de mener des actions de vulgarisation à l'Académie, donner des conférences aux lycéens, participer à des rencontres philosophiques comme Citéphilo, à Lille, qui draîne un public large et curieux -mais loin d'être restreint aux seuls scientifiques.


avec Valerio Vassallo (Université Lille-1),conférence Cité-Philo au lycée Faidherbe, Lille (18/11/2011)


Ce jour-là, à Lille, le lycée Faidherbe et l'Université Lille-1 avaient joint leurs efforts pour coproduire une des rencontres de Cité-Philo. Elles avaient aussi mêlé leurs publics d'étudiants et enseignants à celui des habitués des rencontres.

Après la projection du film La passeggiata : Une heure avec Jean-Pierre Kahane, battements d'ailes au jardin du Luxembourg  (à voir sur le site Lille1.tv), Jean-Pierre Kahane se prêtait au jeu des questions-réponses sur le métier de mathématicien, la vie de chercheur, la beauté des objets mathématiques, le futur de la science, tous ces thèmes esquissés dans le film.

Valerio, metteur en scène et acteur, en sparring-partner de cette discussion,  rajoutait quelques battements d'aile...

Quelques autres interventions filmées

Une interview


Le Colloque de son 90ème anniversaire (Orsay & IHP, 4 au 7/07/2016)


Des interventions variées sur ses contributions aux Mathématiques, mais aussi à leur enseignement (sur ce point, voir tout particulièrement le texte de la conférence de Michèle Artigue)

Voir le site du colloque, et sous l'onglet "Program", son programme complet, à partir duquel plusieurs textes des conférenciers peuvent être visionnés et téléchargés; des photos du colloque se trouvent sur la page dédiée de la SMF.

La Journée d'hommage à l'Académie des Sciences (Paris, le 18/12/2018)

Tous les aspects, mathématiques et humains, y furent abordés... bien souvent entremêlés, tant il était impossible de séparer le mathématicien du citoyen engagé.

L'Homme

Sa droiture, ses engagements sont bien connus. Ce qui m'a frappé -je suis vraiment loin d'être le seul!- c'est cette manière qu'il a de vous encourager, quand il pourrait vous écraser du haut de sa science, comme tant d'autres ne se gêneraient pas pour le faire. Je lui soumettais de temps à autre, non sans angoisse, mes efforts de vulgarisation de la théorie de Fourier, ma tentative d'une lecture historiquement informée, comme disent les baroqueux pour la musique ancienne, de la Théorie Analytique de Fourier. Lui qui avait tant de choses à m'apprendre sur le sujet trouvait le moyen d'inverser les rôles; savourez la façon dont il se qualifie pour l'occasion:

Cher Jean-Pierre,...

Voici une nouvelle livraison autour de Fourier
http://www.mathouriste.eu/Fourier/Fourier_harmonie.html
[...]
Ce prologue vise à  présenter l'Analyse Harmonique (et à en justifier le nom) sous l'angle musical, pour rendre le contact plus intuitif que le cas de la chaleur. De la musique, tout le monde en a entendu
[...]
J'espère que cela permet de présenter de façon un peu inédite la controverse des cordes vibrantes, tout en ayant fait un choix sérieux, enfin j'espère, de quelques pages originales des maîtres...

Alain Juhel
Bravo! Je ne suis pas tout à fait profane, mais il y a dans votre livraison quantité de choses que j'ignorais[...]

Félicitations et amitiés
Jean-Pierre JPK


Et, même after hours, la conférence terminée, toujours ce mélange de classe et de décontraction

avec Valerio Vassallo, dans une brasserie lilloise... (18/11/2011)

Cher Jean-Pierre, vous allez me manquer. Beaucoup.
Mais je penserai à vous. Souvent.
Chaque fois que je travaillerai à la (re)connaissance de Fourier auprès de ce public qui ne sait pas tout ce qu'il lui doit.
Et chaque fois que j'entendrai Miles jouer cette jolie berceuse, Jean-Pierre. Comme ici, à Montréal (1985) ou là, à Paris (1991).
 

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