Nous proposons au lecteur, dans cette page, de vivre "en direct" la naissance des séries de Fourier dans la
Théorie Analytique de
la Chaleur et certains manuscrits préparatoires de Fourier.
Il trouvera, à la fin de celle-ci, le chemin pour poursuivre la promenade dans ce merveilleux ouvrage...
La Chaleur, un Problème au Cœur de l'Époque
"Les
physiciens sont partagés sur la nature de la chaleur. Plusieurs
d'entre eux la regardent comme un fluide répandu dans toute la
nature, et dont les corps sont plus ou moins
pénétrés, à raison de leur
température et de leur disosition à le retenir; [...]
D'autres physiciens pensent que la chaleur.n'est que le résultat des mouvements insensibles des molécules de la matière."
A.-L. Lavoisier, P.-S. Laplace, Mémoire sur la Chaleur
in Mémoires de l'Académie des Sciences (1780) |
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Jacques-Louis David:
Lavoisier et son épouse .
Metropolitan Musem of Arts, New-York
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Pierre Simon Laplace
E.N.S. rue d'Ulm (Paris)
façade sur la cour "aux Ernests" |
Le débat est vif, les participants sont nombreux, mais il ne
sera tranché que bien plus tard, avec Sadi Carnot et la
naissance de la thermodynamique, puis Ludwig Boltzmann. Y mettre son
grain de sel, c'est risquer s'enliser... Fort intelligemment,
dès les premiers mots de l'introduction de son livre, Fourier se
place au dessus de la mêlée, ou plus exactement à
côté, comme le faisait déjà, un peu avant
lui,
Rumford. Et réenfonce le clou dès le premier
chapitre:
"Sans entrer dans des recherches arbitraires et difficiles concernant la nature du feu, à l'exemple des
physiciens anciens et modernes qui, à cet égard ont
toujours été d'opinions diffférentes, sans
entreprendre de déterminer s'il existe un fluide igné, ou
s'il n'y en a pas, [...]ou si la chaleur ne provient que d'une augmentation de mouvement dans les parties de corps chauffé [...];
en un mot sans m'enfoncer avec le lecteur dans un labyrinthe de
ténèbres et d'incertitudes, je bornerai mes études
à des objets plus utiles[...]:
de la manière la plus avantageuse de la produire, et de la
diriger avec certitude et efficacité dans les différents
procédés utilisés pour l'économie
domestique."
Rumford, An Inquiry Concerning the Weight Ascribed to Heat (1799)
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"Les causes primordiales ne nous sont point connues;
mais elles sont assujetties à des lois simples et constantes,
que l'on peut découvrir par l'observation, et dont
l'étude est l'objet de la philosophie naturelle.
La chaleur pénètre, comme la gravité, toutes les
substances de l'univers, ses rayons occupent toutes les parties de
l'espace. Le but de notre ouvrage est d'exposer les lois
mathématiques que suit cet élément. Cette
théorie formera désormais une des branches les plus
importantes de la physique générale."
Fourier, Discours Préliminaire à la Théorie Analytique de
la Chaleur (1822)
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"On ne pourrait former que des hypothèses incertaines sur la nature de la chaleur, mais
la connaissance des lois mathématiques auxquelles ses effets
sont assujettis est indépendante de toute hypothèse;
elle exige seulement l'examen attentif des faits principaux que
les observations communes ont indiqués, et qui ont
été confirmés par des expériences
précises."
Fourier, Théorie Analytique de
la Chaleur, ch I, sect. 2 ( 1822, texte écrit dès 1811)
|
Pour confirmer expérimentalement, il faut choisir des grandeurs que l'on peut
mesurer:
- les coordonnées d'espace et le temps (grâce au chronomètre)seront les variables,
- la température (grâce au thermonomètre) sera la fonction inconnue que l'on cherche à déterminer.
"La question de la propagation de la chaleur consiste à déterminer quelle est la température de chaque point d'un corps, à un instant donné, en supposant que les températures initiales sont connues."
Fourier, Théorie Analytique de
la Chaleur, ch I, sect. 1 ( 1822)
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Le Plan de FOURIER
Mathématiquement, quelle équation va caractériser cette évolution? Comme il y a
au moins deux variables (une de temps, et une d'espace au moins, par exemple dans une tige rectiligne), ce ne peut être qu'une
équation aux dérivées partielles.
L'objet est assez nouveau à l'époque: tout au plus a-t-on résolu la
plus simple d'entre elles, l'équation des cordes vibrantes. Tellement
nouveau que Fourier emploie encore l'expression
équation différentielle, réservée aujourd'hui au cas d'une seule variable. Dès le
Discours Préliminaire,
Fourier se pose à la fois en mathématicien, en insistant
sur la rigueur (il est certain qu'il a "mal digéré" les
critiques à son mémoire de 1811!) et sur la construction
d'un problème débarrassé de sa gangue physique,
mais aussi en physicien, soucieux d'unmodèle maniable
numériquement. Cette dualité ne va jamais le quitter tout
au long de son travail et justifie qu'on voie en lui le
père de la Physique Mathématique.
"Les
équations différentielles de la propagation de la chaleur
expriment les conditions les plus générales, et
ramènent les questions physiques à des problèmes
d'analyse pure, ce qui est proprement l'objet de la théorie.
Elles ne sont pas moins rigoureusement démontrées que les
équations générales de l'équilibre et du
mouvement. [...]
Les équations
du mouvement de la chaleur, comme celles qui expriment les vibrations
des corps sonores, ou les dernières oscillations des liquides, appartiennent
à une des branches de la science du calcul les plus
récemment découvertes, et qu'il importait de perfectionner. Après avoir établi ces équations différentielles, il fallait en obtenir les intégrales; ce qui consiste à passer d'une expression commune à une solution propre assujettie à toutes les conditions données.
Cette recherche difficile exigeait une analyse spéciale,
fondée sur des théorèmes nouveaux [...]. La méthode qui en dérive ne laisse rien de vague et d'indéterminé dans les solutions; elle les conduit jusqu'aux dernières applications numériques, condition nécessaire de toute recherche, et sans laquelle on n'arriverait qu'à des transformations inutiles. "
Fourier, Discours Préliminaire à la Théorie Analytique de
la Chaleur (1822)
|
Voici, dans un manuscrit antérieur à la
rédaction définitive, la première apparition de
l'équation aux dérivées (Fourier dit:
"différences")
partielles, obtenue en effectuant un bilan thermique dans un volume
élémentaire: sont présentés un cas
unidimensionnel et un cas bidimensionnel.
Source du manuscrit: BnF
Dans le traité de 1822
apparait la stratégie qu'annonce le discours
préliminaire: le problème, plutôt qu'être
abordé dans le cas général, est posé dans
des cas successifs à la géométrie remarquable,
section par section, dans le chapitre II. Il sera ensuite résolu
dans le même ordre, chapitre par chapitre, ce que résume
le tableau de correspondance ci-dessous. Cette progressivité est
typique de la manière de l'auteur.
|
lame |
armille |
sphère |
cylindre |
prisme |
cube |
qq |
Position, section |
|
II.1 |
II.2 |
II.3 |
II.4 |
II.5 |
II.6 |
Résolution, chapitre |
III |
IV |
V |
VI |
VII |
VIII |
IX |
Le problème se présente, dans tous les cas, sous la forme suivante, qui fait intervenir l'
opérateur laplacien à 1,2 ou 3 variables d'espace, selon le cas:
évolution |
|
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donnée au bord |
u (P; t) = φ (P) |
φ donnée
P point du bord |
condition initale |
u (x, y, z ;0) = ψ (x, y, z) |
ψ donnée |
La Méthode de FOURIER: Séparer pour Régner!
Un cas ultra-simple: la lame à l'équilibre thermique
Suivant sa logique de gradation dans la complexité, Fourier va
commencer par un cas où le temps n'intervient pas: la dérivée par rapport à t est donc nulle. C'est le régime
stationnaire:
il s'agit de calculer la répartition des tempréatures
quand l'équilibre thermique est atteint, étant
données les températures au bord.
De plus, la géométrie du domaine est la plus simple
possible: un rectangle infini à droite, des températures
constantes sur ses trois bords, parce que c'est aisément
réalisable pour la confrontation expérimentale.
Source du manuscrit: BnF
|
"Ainsi la question actuelle consiste à déterminer les températures permanentes d'un solide rectangulaire infini, compris
entre deux masses de glace B et C et une masse d'eau bouillante A; la
considération des questions simples et primordiales est un des
moyens les plus certains de découvrir les lois des
phénomènes naturels, et nous voyons, par l'histoire des
sciences, que toutes les théories se sont formées suivant
cette méthode."
Fourier, Théorie Analytique de
la Chaleur, ch III, § 164 ( 1822)
|
Là, on sent le mathématicien: les valeurs des
températures sont "idéalisées" à 0 et 1,
pas 0 et 100!
Noter également comment il défend sa méthode face au jugement de l'histoire (des sciences). |
Qu'est devenu le problème complet, dans ce cas?
Moyennant un choix de reprère naturel,en voici les
équations (à l'équilibre, la condition initiale
n'a plus d'importance)
évolution |
Δ u = 0 |
|
donnée au bord
(horizontal) |
u (x, π/2 ) = 0
u (x, -π/2 ) = 0 |
donnée au bord
(vertical) |
u (0, y) = 1 |
Solutions à variables séparées
L'équation aux dérivées partielles s'est donc simplifiée: il reste une équation de Laplace,
Δ u = 0. Sauf qu'elle n'est pas plus facile à intégrer!
Mais, deuxième application de son principe: "faisons des choses simples d'abord",
Fourier va rechercher des solutions dont les variables
coordonnées x et y interviennet "séparément"
(d'où le nom de méthode de séparation des variables), c'est à dire de la forme produit de deux fonctions séparées, l'une de x, l'autre de y (comme il n'y a que 2 variables, Fourier a repris la lettre z pour la fonction inconnue)
z (x, y) = φ(x).ψ(y)
Noter l'écriture "d'époque" φx au lieu de φ(x) (Source du manuscrit: BnF)
Cela peut paraître à la fois incroyablement restricitf et dangereusement arbitraire.
Restrictif ? Pas tant que cela,
car l'auteur ne va pas en rester là: il va les combiner pour
construire des solutions bien plus complexes. Un peu comme un chimiste
(et la vie, tout simplement!) est capable d'élaborer des
molécules très compliquées à partir des
éléments C, H, O...
Arbitraire? Certes, rien ne garantit le résultat:
en particularisant trop, on court le risque de laisser échapper des solutions
(De fait, on sait aujourd'hui que cette technique ne donne pas des
résultats à tout coup). Mais si le choix est : demeurer
à l'arrêt, en gémissant que le problème est
trop dur, ou tenter cette voie en se disant que si ça
réussit, c'est 100% de gagné... le pragmatisme du
physicien parle: qui ne tente rien n'a rien. L'attitude ne
diffère en rien de celle d'un autre géant
"mathématicien physicien", qui, face au problème des
3 corps en mécanique céleste (un problème dont
justement, on ne peut exhiber toutes les solutions) dira de certaines
solutions particulières
"D’ailleurs ce qui nous rend ces solutions périodiques si précieuses,
c’est qu’elles sont, pour ainsi dire, la seule brèche par où nous
puissions essayer de pénétrer dans une place jusqu’ici réputée
inabordable."
Henri Poincaré, les Méthodes Nouvelles de la Mécanique Céleste, t1, ch III, 1892
|
C'est un pari, mais il va s'avérer gagnant et extraordinairement
fructueux. Le mathématicien, qui n'aime rien tant que le
rôle du Schtroumpf grognon, pourrait encore objecter:
"Une solution, soit! Mais qui vous dit qu'il n'y en a pas d'autre?"
Allons, bon! Nous manquions de
solutions, risquerions nous d'en avoir trop... et donc que celle de
Fourier ne soit pas la bonne? C'est poser la
question de l'unicité.
Fourier n'y viendra que plus loin, sans doute parce qu'elle est
"physiquement évidente": comment imaginer que, bien
déterminée aux bords, la température puisse "tirer
au sort" sa répartition entre diverses possibilités? Cela
va à l'encontre du credo du Déterminisme Laplacien:
répétée avec les mêmes conditons de
départ, une expérience de physique doit retourner les
mêmes solutions.
Quand Fourier la traitera, ce sera en usant de la
linéarité
de l'équation: la différence de deux solutions est encore
solution; dès lors elle vaudrait partout 0 au bord (1-1 sur le
bord "chaud" de la lame). Donc (pas plus prouvé, mais l'imtime
conviction en est encore physiquement plus forte), la
temrérature ne peut qu'être nulle partout, et les deux
solutions sont égales!
Il est grand temps de résoudre ces équations à coefficients constants:
- fixant y = y0, φ vérifie φ"(x) - λ φ(x) = 0; λ est une constante;
- fixant x = x0, ψ vérifie ψ"(y) -ν ψ(y) = 0; ν est une constante;
- fixant x = x0 ET y = y0, ν = - λ
et de reformuler le problème en traduisant les conditions au bord:
φ"(x) - λ φ(x) =0 |
ψ"(y) + λ ψ(y) =0 |
|
ψ(- π/2) = ψ( π/2) =0 |
Un peu péremptoirement (au vu de nos canons de rigueur contemporains), Fourier pose λ = m² et tire les solutions qui l'intéressent... D'abord, rappelons qu'il en a le droit: il lui suffit de trouver de quoi construire une solution! Et
il justifie ses choix a posteriori: décroissance de la chaleur,
contrainte des valeurs aux limites sur les bords de la lame.
|
Source : BnF |
Conseillons tout de même à un étudiant (de
prépa, par exemple) de traiter l'exercice avec un peu plus de
scrupules et de méthode, pour vérifier que
seules les
λn= (2n+1)² sont "utiles".
[ indication: commencer plutôt par l'équation en ψ, beaucoup plus contraignante...]
Mine de rien, Fourier vient d'introduire les valeurs propres du problème: comme une corde ne pouvait vibrer librement que selon certains modes propres (propres
à la corde, d'où l'appellation), le régime des
températures "propres" de la lame glacée au bord fait
appel à une famille dénombrable seulement de valeurs.
Sommer pour de nouvelles solutions: un peu, beaucoup, passionnément!
Source : BnF
L'équation, on l'a dit, est
linéaire:
toute somme, toute combinaison linéaire de solutions est
encore solution. Cela va considérablement augmenter le
répertoire...
Seulement, si l'argument est parfait pour une
somme finie (aussi nombreux soient les termes), il ne s'applique
pas sans précaution à une somme infinie, ce qu'on appelle une
série.
Ces questions délicates ne seront élucidées que
plus de 50 ans après, par Weierstrass (Convergence uniforme,
1871); à l'époque de Fourier, l'influence dominante est
encore celle d'Euler, où tous les coups sont permis... pourvu
qu'ils soient fructueux.
Précisons qu'en l'espèce, avec des coefficients
bornés
(un résultat immédiat quand on connait les formules...
auxquelles va bientôt arriver Fourier!) cest un jeu de Taupin (si
pas tout à fait un jeu d'enfant...) de légitimer la
dérivation terme à terme de la série.
Acte de Naissance de la Première Série de FOURIER
Réussir une Première...
Mais une somme finie ne sera guère utile, car il reste une
condition à satisfaire: la valeur 1 au bord gauche de la lame!
Exemple avec une somme à 4 termes:
u (x, y) = |
a e -xcos y + b e -3xcos 3y + c e -5xcos 5y + d e -7xcos 7y |
1 = u (0, y) = |
a cos y + b cos 3y + c cos 5y + d cos 7y |
Réaliser l'égalité pour tout y de ]-
π/2,
π/2[ est impossible.
Reste donc à essayer une série, puisqu'il n'y a pas le choix...
Voilà donc Fourier au pied du mur:
il faut développer 1 comme série trigonométrique.
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Source : BnF
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Et
s'il ménage le suspense, c'est surtout parce qu'il doit
être au courant des controverses qui ont agité d'Alembert,
Euler et Daniel Bernoulli à ce sujet, un demi-siècle auparavant. |
Il faut maintenant s'atteler au calcul des coefficients.
Pour ce premier exemple, l'itinéraire suivi est
périlleux, plein d'affirmations non justifiées, voire non
justifiables. Mais qu'importe! Il s'agit de découvrir le
résultat, tant pis si la voie est dangereuse: on pourrait
la comparer à celle qu'ont emprunté en 1786 Paccard et
Balmat à l'assaut victorieux du Mont-Blanc: la charte de la
Compagnie des Guides en interdit l'usage (au point que la
reconstitution nocturne avec torches du bicentenaire était
inexacte sur une centaine de mètres de dénivelé),
il y a aujourd'hui un itinéraire plus sûr. De même
pour les coefficients de Fourier, encore fallait-il passer une
première fois.
Fourier part de l'égalité (dont il n'est même pas sûr qu'elle tienne!)
1 = a cos y + b cos 3y + c cos 5y + d cos 7y + ...
et la dérive indéfiniment par rapport à
y, avant de faire dans chaqua ligne
y
= 0. Cette fois, il y a de quoi
brandir le carton rouge: les
séries dérivées successives sont divergentes! Cela
lui fournit un système d'une infinité d'équations
à une infinité d'inconnues.
On ne sait pas davantage résoudre cela; alors, pour travailler
sur quelque chose de plus simple, il considère les
systèmes carrés successifs obtenus par troncatures, en
gardant
n équations et
n inconnues. Pour
n=3, ce serait
1 = a + b + c |
0 = a + 32 b + 52c |
0 = a + 34 b + 54c |
On peut calculer le
a de ce système: c'est en fait un
a(3). Avec
n=4, on obtiendrait un
a(4) différent, et très généralement un
a(n) . Fourier affirme que le "vrai"
a, solution du système infini, est la limite de ces
a(n),
et qu'il en ira de même pour les coefficients suivants! Cela peut
certes sembler intuitif, mais l'affirmation reste donnée comme
allant de soi, sans justification supplémentaire. Tout en
présentant encore ce calcul, par souci historique probablement,
Lebesgue met nettement en garde le lecteur... mais, dans le fond,
n'est-ce pas mieux que de laisser croire que tout était parfait
dans le meilleur des ouvrages de mathématiques, que rien n'avait
dû être repris depuis la découverte?
"Ce mode de résolution prête à bien des objections; d'abord il n'est pas évident que la limite des a(n) soit
une solution, puis il n'est pas évident que ce soit la seule
solution. [...] Il paraît d'ailleurs bien difficile [...]
de rendre rigoureux le procédé qu'emploie Fourier pour
déterminer les a,b,c,... ; pour le cas simple où f = x,
ce qui est le premier des exemples de Fourier, les séries qui figurent dans les équations sont divergentes."
Henri Lebesgue, Leçons sur les Séries Trigonométriques (1906)
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Deux manuscrits: début et fin du calcul du coefficient a.
(Source: BnF) |
Un "sauveur" nommé John Wallis! |
La fortune, dit on, sourit aux audacieux: la règle générale de formation des
a(n) apparait clairement (
Théorie Analytique,
ch III, sect. 2), et au bout, un signe des Dieux de l'Olympe
mathématique: la célèbre
formule de Wallis lui
donne immédiatement a = 4/
π
. C'est trop beau pour être faux! Les autres coefficients
s'expriment de façon similaire. Fourier a dû aimer
l'esthétique de ce calcul, car il l'a maintenu dans
l'édition de 1822, alors qu'il savait le faire "plus simplement"
après coup. Valeur de la démarche de recherche, qu'il ne
cherche pas à gommer, mais à mettre en lumière:
l'écriture est aux antipodes des Éléments d'Euclide... ou de Bourbaki.
Source : BnF |
Voici
donc Fourier en possession de son développement. Avec
beaucoup de précision, il en donne la validité,
soulignant qu''on développe ainsi, non une constante, mais une
fonction créneau, et il évoque sa convergence. Mais s'il
donne pour cela une définition impeccable (D) ... il ne
s'attarde pas et "laisse au lecteur" le soin de s'en occuper. Or ce
n'est pas si facile: la preuve directe de la convergence -i.e.
indépendamment de sa valeur requiert une méthode
plutôt fine, la transformation d'Abel.
Il semble alors revenir à son objet, car il ne faut pas oublier un point essentiel: le développement trigonométrique n'était pas une fin en soi, mais le moyen d'accéder aux coefficients de la solution du problème de la chaleur dans la lame.
On attendrait à ce moment de tout "vrai physicien" la
récapitulation de la solution, pour laquelle il a maintenant
tous les éléments en main...
Mais le mathématicien Fourier n'est pas décidé
à finir sa promenade sans cueillir les jolies framboise au bord
du chemin!
En l'occurrence, retrouver quelques sommes de séries qu'Euler a semées au long de son Introduction à l'Analyse Infinitésimale, que Fourier connaît bien, visiblement.
Dont la réponse au célèbre problème de Bâle:
sur
lequel avaient séché Leibniz et les Bernoulli, mais qu'Euler avait
résolu avec une maestria culotée (en traitant respectivement une série
entière et un produit infini comme un polynôme et le produit de ses
facteurs: voir ici sa solution)
|
Fourier commence par intégrer sa série terme à terme... calcul conduit à la Euler, de façon purement formelle.
Puis, faisant x = π/2, il obtient la solution.
Exercice pour le temps présent (et lecteur averti):
justifier l'intégration faite par Fourier!
- Méthode 1 :
- convergence uniforme sur [0,α], α < π/2 ( encore Abel!)
- intégration sur cet intervalle
- limite, en faisant tendre α vers π/2
- Méthode 2 :
- utiliser un théorème de Lebesgue pour les séries
NB: il existe des méthodes plus élémentaires, ne serait-ce qu'en manipulant sommes finies de sinus ou cosinus et restes -ce qui évite les manipulations de séries.
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Source : BnF |
Et revenir à la Physique!
Voici enfin, au §190, la récapitulation attendue: la
série vérifie l'équation aux
dérivées partielles (grâce à une
dérivation terme à terme de la somme, non
justifiée certes, mais aisément justifiable, on l'a dit
plus haut) et les conditions aux limites, aux bords. Et quand le
mathématicien a fini ce travail, il n'oublie pas le physicien
qu'il est aussi, en remarquant que, grâce aux exponentielles, la
convergence très rapide permet un calcul simple, avec trois
termes au plus (§191): de quoi confronter facilement aux
résultats expérimentaux.
On peut aussi comprendre que, si du point de vue pratique
numérique
la série se résume à trois termes, la question de
la dérivation terme à terme ne soit pas
mathématiquement brûlante: pour une somme de 3 (ou de 100,
ou de 47683 termes), la simple
linéarité de l'équation y pourvoit: le
principe de superposition s'applique à toute somme
finie.
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Montage photographique des § 190, 191 afin d'éviter les sauts de page inopportuns. (Source : Théorie Analytique, BnF) |
Ainsi, dans ce cas très
simple, le programme mathématico-physique est parfaitement tenu.
Reste, les bases de la méthode étant jetées,
à élargir le champ d'action, d'abord en modifiant la
répartition de température au bord gauche, puis en
introduisant le temps et d'autres domaines.
Développement d'une fonction "quelconque"
De l'Audace, encore de l'Audace, toujours de l'Audace!
Extraits du § 207. (Source : Théorie Analytique, BnF)
S'il martèle dès le départ les mots
"arbitraire",
"quelconque",
Fourier semble nous prendre à contrepied: la fonction qu'il
considère est (tout à fait implicitement) supposée
développable en série entière! De nouveau, nous
voilà plongés dans le style typique de Fourier, celui que
nous avons comparé à la "méthode Paccard-Balmat",
celui qui a fait école chez les mathématiciens du monde
entier (si vous en doutez, lisez le délicieux petit ouvrage de
George Polya,
How to Solve it? [
disponible en ligne]: pouvez vous résoudre un problème plus facile? Avec des hypothèses renforcées?).
Quand on aura découvert, on pourra effacer (à l'instar d'Euclide) les traces de la recherche, et faire autrement?
Ou les laisser subsister, pour que le lecteur partage le cheminement de votre pensée, et c'est le choix de Fourier.
φ(x)
est développé, d'une part en série entière,
de l'autre en série trigonométrique, dont chacun des
termes est à son tour développé en série
entière: une interversion de la double somme lui donne un
deuxième développement en série entière; il
peut donc identifier les coefficients, et obtenir un système
similaire au premier cas traité: seuls changent les seconds
membres, qui, au lieu de 1,0,0,... sont les A, B, C, ... et donc, Fourier a pleine confiance en sa capacité à le résoudre.
|
Le calcul est
quand même loin d'être trivial: il exige beaucoup de soin (les
expressions manipulées sont plus grosses), une certaines virtuosité
même quand il nécessite le calcul auxiliaire des séries d'inverses des
puissances paires d'entiers: on reconnait le problème de Bâle pour les
carrés, évoqué plus haut, généralisé aux puissances 4,6, ... et que
croyez vous que fasse Fourier? Il connait son Euler, et suit les
principes de sa solution du problème de Bâle, en comparant le
développement en série entière usuel du sinus à celui qu'il peut tirer
du produit infini d'Euler!
On observera que celui-ci
exprime le sinus en fonctions de ses zéros, exactement comme le
fait un polynôme dans le cas d'un produit fini; Fourier n'est
donc pas dépaysé: n'est-ce pas ce qu'il fait depuis le
début avec les séries?
(Source de l'image : Théorie Analytique, BnF)
|
Fourier obtient, au bout de ce (long) calcul, le coefficient de sin
nx comme une série, faisant intervenir les dérivées successives en
π (chacune
est arrivée fort à propos pour "condenser" une
série), Et voilà que notre bandit dérive... oui,
vous lisez bien si vous avez aggrandi: par rapport à π!
Bon, pas de panique: on pourrait considérer les mêmes expressions avec une variable t à la place de π. D'ailleurs, si vous aimez les brigandages eulériens, il en reste encore à vous mettre sous la dent! Il dérive cette expression s(t)
terme à terme, avec les mêmes justifications que
d'habitude... c'est à dire aucune, vous vous en doutiez. Mais
cela lui permet de trouver une équation différentielle
à coefficients constants vérifiée par s(t), l'intégrer par variation des constantes (le procédé classique). Il n'y a plus qu'à refaire t = π pour trouver enfin (expression encerclée en vert) la formule intégrale du n-ième coefficient sinus.
Extraits du § 219: dans l'expression du texte S( fx.dx), S désigne évidemment l'intégrale. (Source : Théorie Analytique, BnF)
232 pages après le début du traité, 74 pages après celui du chapitre III, un coefficient de Fourier est écrit sous sa forme intégrale!
"La méthode
de Fourier est intéressante surtout à cause de
l'ingéniosité des transformations qu'effectue Fourier."
Henri Lebesgue, Leçons sur les Séries Trigonométriques (1906)
|
Et Fourier de "justifier" qu'une telle formule est
applicable à une fonction quelconque, en donnant le procédé graphique de construction (faire le produit, point par point) de la courbe
sous laquelle il y a évidemment une aire, qui sera le coefficient intégral de Fourier.
Une "évidence" qui aura une riche postérité: dans
sa thèse sur les séries trigonométriques (1851),
Riemann se demandera :
"Et d'abord, que faut-il entendre par ?"
avant de donner sa théorie personnelle de l'intégrale en moins de deux pages.
Enfin, les coefficients de Fourier!
Maintenant que l'intégrale de
φ(x).sin nx est démasquée, maintenant seulement il est naturel de repartir de cette expression, directement.
Bien sur, il y aura encore une interversion
série-intégrale injustifiée (pour nos yeux
contemporains), mais sans état d'ême dans l'esprit
eulérien (intégrale d'une somme, finie ou non, la
différence nest pas perçue...). Au fil du texte,
l'intégrale est toujours repérée par la lettre S
(comme Somme). On notera aussi que, pour la première fois dans
son texte, Fourier fait usage d'indices pour les coefficients.
Source : BnF
Une
fois l'échange fait, il n'ya plus que le classique calcul par
linéarisation du produit, en distinguant les deux cas selon
l'égalité ou non des indices: le petit exercice que tout
étudiant qui sait bien son cours doit pratiquer sans
difficulté!
On parle aujourd'hui de relations d'orthogonalité, pour un produit scalaire intégral: cela allège bien agréablement les notations que d'écrire
<sin i. , sin j. > = 0
mais cette vision géométrique n'arrivera que plus tard, avec Hilbert!
Plus loin, Fourier effectuera le même travail avec une série de cosinus, puis mélangera les deux.
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Source de l'image: BnF
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Il faudra attendre une bonne vingtaine de pages, pour que'au
fil des exemples, Fourier introduise enfin, pour la
première fois dans la communauté mathématique, le
signe intégrale avec bornes;
il l'assortit des classiques remarques sur les réductions par
symétrie ou l'invariance par translation des coefficients.
Il faut croire que, d'emblée, cette notation parut combler un
manque, car on la voit adoptée chez Cauchy -qui n'aimait
guère que l'on eût inventé quelque chose avant lui-
ou chez son vieux rival Poisson.
(Source de l'image : Théorie Analytique, BnF)
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Donner plusieurs exemples est,
à ce stade, très important: il s'agit de démontrer
(au sens "commercial" du terme!) la maniabilité de ses
séries, la facilité du calcul des coefficients,
l'universalité dans le vaste champ des fonctions à
étudier. Aussi choisit-il comme premier exemple celui qu'il a
considéré 60 pages plus tôt ("Voyez comme son
traitement est aisé!") et en second un cas... provocant:
développer cos x en série de sinus!
Ironie cruelle, c'est l'un des points qui avaient beaucoup
chiffonné Lagrange, peut-être une des origines des
reproches sur la rigueur faits à Fourier, alors que nous savons
aujourd'hui qu'il n'y a rien à y redire, et que...c'est un
exercice toujours donné, 200 ans après!
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Source : Théorie Analytique, BnF
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Manuscrit, Source : BnF |
Fourier est sûr de pouvoir traiter n'importe quel cas qu'on lui proposera. Il se pose donc en arbitre de la
Contoverse des Cordes Vibrantes,
et, déférence gardée envers Euler, n'hésite
plus à lui donner tort en la circonstance.
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"Il
résulte de mes recherches sur cet objet que les fonctions
arbitraires même discontinues peuvent toujours être
représentées par les développements en sinus ou
cosinus d'arcs multiples, et que les [soltions de l'équation de
la chaleur] qui contiennent ces développements
sont précisément aussi générales que celles
ou entrent les fonctions arbitraires d'arcs multiples. Conclusion que
le célèbre Euler a toujours repoussée. "
Fourier (1805), cité par I. Grattan-Guinness
(Source :Planches de la Théorie Analytique, BnF)
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