FOURIER l'Égyptien

L'éclatante réussite scientifique d'un fiasco militaire


"C'est l'arrivée à Grenoble, le 18 avril 1802, de Joseph Fourier, le nouveau préfet de l'Isère, qui fut vraiment déterminante pour la vocation égyptienne du jeune Champollion. Comme tous les participants de l'expédition orientale de Bonaparte, qui se nommaient entre eux les "Égyptiens", le célèbre physicien et mathématicien montrait désormais un véritable engouement pour tout ce qui touchait à l'Égypte. N'avait-il pas, en Haute-Égypte, dirigé une commission de savants envoyée par Bonaparte pour inventorier les monuments et, au Caire, tenu le poste de secrétaire perpétuel de l'Institut d'Égypte?"

Michel Dewachter, Champollion, un scribe pour l'Égypte, Gallimard


PREPARATIFS ULTRA-SECRETS


En ce début d'année 1798, Madame Monge est fort inquiète: son quinquagénaire d'époux va-t-il se laisser entraîner dans une aventure des plus hasardeuse? Elle envoie lettre sur lettre à son mari, alors en Italie, auprès de ce jeune général si charismatique, et si populaire depuis ses succès militaires dans ce pays que le Directoire, sur l'idée de l'inévitable Talleyrand, songe à l'éloigner de Paris

"Au nom de Dieu, écris moi donc et donne-moi ta parole d'honneur  que tu ne suivras pas une troupe d'hommes de talent, dont Berthollet est à la tête, qui partent incessament. Le mystère qui environne ce voyage est bien extraordinaire [...] Berthollet a fait des recrues dont Costaz, Perrier jeune, Dolomieu, et une quantité d'autres hommes de cette tournure. [... ] Nous nous perdons en conjectures sur ce voyage des modernes Argonautes. Eschasérriaux dit qu'il n'y a que l'Egypte qui puisse attirer des voyageurs de cette espèce [...]"
lettre du 18 Mars 1798

"Toutes les personnes qui prennent engagement pour en être ne savent où elles vont. Le citoyen Fourier en est aussi
[...] Quel que soit le but de ce voyage, il ne peut être que fort long et dangereux. Berthollet est aussi discret qu'il faut l'être en pareil cas. J'ai eu beau lui faire boire du vin de Champagne, je n'ai rien obtenu."
lettre du 6 Avril 1798


Buste de Talleyrand
Musée du Château de Versailles

Buste du général Bonaparte
Musée Carnavalet, Paris
 


Bien sûr que Fourier en est!

L'originalité, alors totalement inédite, de l'expédition est d'adjoindre aux militaires un corps de savants. Bonaparte a délégué à Monge et Berthollet leur recrutement; et à l'École Polytechnique. Monge prend tout naturellement Fourier pour relais: à lui de choisir de futurs ingénieurs aussi capables qu'enthousiastes. Certains ne sont pas encore diplômés, mais peu importe... on verra cela sur place. Dans la liste, on note Villiers, qui a laissé un précieux journal, et son ami Jollois, ainsi que le futur physicien Etienne Malus.

 Sur un plan personnel, l'École reçoit ordre de lui faciliter les choses, sur le plan de la carrière (conservation du poste) comme du salaire.

Source des documents: archives de l'École Polytechnique.
L'un des recrutés -volontaire enthousiaste pour l'aventure, de son propre aveu- a laissé par son journal un témoignage précieux; et si on le cite souvent, on oublie presque toujours de dire qu'il était un élève de Fourier, qui apparait à plusieurs pages de ses souvenirs.

"Peu à peu le bruit se répandit dans Paris qu'il se préparait une nouvelle campagne. De suite, je ne sais trop pourquoi, on la supposa lointaine, bien que son but fût un mystère pour tout le monde.
On laissait entendre qu'il s'agissait d'une descente en Angleterre, mais peu de personnes le crurent, malgré l'ordre qu'envoya le Directoire à Bonaparte de se rendre à Brest.
On sut bientôt que Monge, Berthollet, Fourier et bien d'autres savants allaient accompagner le général en chef dans cette campagne qui s'annonçait ainsi scientifique presque autant que militaire."



Avec les ordres qui se succèdent, le jeu de piste de l'itinéraire de "l'Armée d'Angleterre" se poursuit: de Brest à Bordeaux, de Bordeaux à Rome...La tactique de brouillage des pistes dans les courriers officiels est efficace contre les probables espions, et le secret reste bien gardé. C'est crucial pour la partie de cache-cache qui va se jouer en Méditerrannée contre les Anglais. Quant au général Cafffarelli, nous le retrouverons au Caire!




"Enfin le 30 germinal (19 avril) le général Berthier me délivra un passeport pour Lyon sous la qualification de géomètre, à la suite de laquelle M. Fourier écrivit adjoint, petite faiblesse d'un homme supérieur.
À Lyon, ce passeport fut visé pour Marseille et Toulon."


L' "esprit supérieur" avait aussi soigneusement préparé l'affaire pour que les savants ne se retrouvent pas complètement coupés de leurs racines: quoi de plus insupportable que l'absence de bibliothèque? La douloureuse expérience du novice de Saint-Benoît sur Loire profiterait du moins à ses collègues!
 
"J'avais conservé mes cahiers de  l'École Polytechnique; je vais constater ici où en étaient les études après dix-huit mois de travail à cette  École. [...]
Mes notes, prises aux leçons, allaient jusqu'au 24 Prairial, c'est à dire six jours avant mon départ pour l'Égypte. À ce moment-là, M. Fourier me faisait travailler en vue de notre absence, en me demandant des copies de mémoires imprimés dans des collections académiques qu'il ne pouvait emporter; mémoires dont il prévoyait avoir besoin, tels que la Théorie de la Forme de la Terre, par Clairaut; les Éléments de la Trigonométrie sphéroïde, par Euler; Essai d'une nouvelle méthode pour déterminer les maxima et les minima, par Lagrange, etc..."


PARTIR...


Le 1-er Floréal An VI (20 Avril 1798), Fourier prend la diligence pour Toulon en compagnie d'autres savants. La route est longue et alternera avec des phases fluviales,comme en témoigne le journal d'un élève polytechnicien..Mais on sait l'égayer, par des visites culturelles... et les visites de cultures de la région!

 "Je partis de Paris le 1er Floréal de l'an VI (20 avril 1798) dans la meilleure diligence d'alors. Je veux dire quels étaient mes compagnons de cette carossée: les quatre coins étaient occupés par Berthollet, Fourier, Costaz et Descotil; le milieu des banquettes par Du Bois-Aymé et moi. [...]
Partis de Paris
le 1er Floréal  à 9 heures du matin, nous ne sommes arrivés à Lyon que le 5 au matin. Nous avons mis quatre vingt douze heurs pour faire cent vingt lieues de poste.[...]
Dès le lendemain, 6
Floréal, nous repartons à 6 heures du matin dans un bateau-poste. En passant à Vienne, notre curiosité nous entrâîne vers le temple de Jupiter, qui se dresse encore dans cette ville. Il est d'ordre corinthien et et les proportions en sont belles. il est peint aux trois couleurs et sert de leiu de réunion aux sociétés populaires.[...]
Le 7 Floréal, nous nous embarquons à 8 heures du matin; toute la matinée, nous longeons les côtes du Rhône les plus célèbres par leurs vins.[...]
Sur cette barque du Rhône, nous étions environ vingt-cinq jeunes gens tous pour "l'armée d'Angleterre".
À Condrieu, Costaz fit une provision de vin qui égaya beaucoup le voyage...."


L'arrêt à Condrieu est aussi l'occasion pour pour Monge d'évoquer Desargues, dont la géométrie l'a inspiré, iet qui y possédait des vignes...  (Si vous avez visité notre page Desargues, vous savez quel précieux cru...)
Comme tous les autres, Fourier apprend seulement à Toulon la destination de l'expédition, qui appareille le 19 Mai. Le secret se justifie... pour que l'information ne vienne pas  aux oreilles des Anglais, dont la flotte rôde en Méditerranée. Nelson, dont les bateaux sont deux fois plus rapides, est égaré par de mauvais renseignements, et un hasard providentiel sauve la flotte française dont il n'aurait sans doute fait qu'une bouchée, si l'on songe à la suite de cette rivalité maritime: dans la nuit du 22 au 23 juin, la brume (pourtant rare en Méditerranée) empêche les deux escadres de se voir, alors qu'elles se croisent à portée de canon! Une deuxième fois, Fourier vient d'échapper de peu à la mort. Quel nom porteraient aujourd'hui les séries de Fourier si la nuit avait été claire?


Nelson
(Trafalgar Square, Londres)
Sous la menace de Nelson:
partie de cache-cache naval en Méditerranée

La destination enfin connue, le long temps de navigation laisse de la place à des interrogations légitimes... mais s'il pouvait lire l'avenir, ce jeune homme serait pleinement rassuré! À défaut de ce pouvoir, il a de bons compagnons à qui les confier:

 "11 Messidor. Je conçois des inquiétudes sur ma destination en Égypte, ne comprenant pas trop à quoi peut servir un géomètre dans une expédition semblable. Je communique mon inquiétude à M. Fourier et à M. Norry, architecte. Ce dernier me tranquilise en me faisant apercevoir les services que je puis rendre sous divers rapports. Il le fait avec tant de bienveillance que, toute ma vie, j'en conserverai le souvenir.
Le 12. [...] À midi, nous voyons l'Afrique.
Le 13. À notre réveil, Alexandrie est en vue. On commande le branle-bas. L'ordre arrive de débarquer les troupes.[...] La mer est très forte, la côte semée de rochers; plusieurs accidents se produisent. "

Édouard de Villiers du Terrage, Journal et Souvenirs sur l’Expédition d’Égypte : 1798-1801, Plon




 En termes matériels, l'accident le plus grave est l'échouage, sur des rochers, du Patriote, qui convoyait la plupart des instruments de précision.Une carence qui sera préjudiciable, entre autre, lors des mesures de terrain dans l'isthme de Suez.

L'INSTITUT d'EGYPTE

Un jeune officier du Génie, ancien polytechnicien et futur physicien de grande renommée, rend brièvement compte de sa création dans son agenda. On en remarquera tout particulièrement la dédicace "testamentaire", au cas où...



"Au commencement de Fructidor, le général Bonaparte établit un Institut pour les sciences et arts, dont je fus nommé. Il l'assembla pour la première fois le 8 et s'occupa des moyens physiques d'améliorer le sort de l'armée."
Etienne Malus,
Souvenirs de l'Expédition d'Égypte

Sitôt arrivé au Caire, Bonaparte a pris, le 21 Août 1798, le décret fondant l'Institut d'Egypte, dont il n'est (modestement?) que vice-président: il a confié la présidence à Monge...  et nommé Fourier secrétaire perpétuel. Il lui faut des locaux, mais quoi de mieux que les somptueux palais abandonnés par les beys en fuite? Et quoi de plus agréable que de les découvrir -au moins en partie- lors d'une promenade dans le vieux Caire fatimide? Il y a sans doute eu des remaniements, en tout cas des restaurations (la dernière en 2003), mais l'allure générale et le style en sont bien conservés.

"Quatre palais contigus, entourés de magnifiques jardins, ont été réquisitionnés dans le quartier de Nasrieh pour pouvoir réaliser le grand projet de Bonaparte: un Institut d'Egypte , sur le modèle de l'Institut national.  Il s'agit de travailler au bord du Nil comme on le ferait au bord de la Seine. La science française est en quelque sorte décentralisée. Cette académie coloniale sera «la maîtresse favorite du général», selon des militaires ironiques."
Robert Solé,
Les Savants de Bonaparte (Seuil, 1998)

Sans être averti, on pourrait passer vite devant... et poursuivre son chemin dans la rue principale Muezz al Din Allah. L'entrée se situe dans une rue plus étroite, à angle droit, sur la gauche en venant de la porte Nord, Bab al Foutouh:




Maison de l'Institut, "Beit El-Séhémi"
[ pour d'autres images de l'Institut dans l'ancien Caire, voir  le site www.egyptedantan.com et particulièrement cette page ]

Une fois franchie la porte, on découvre le jardin intérieur, havre de calme et de fraîcheur, aux splendides mucharabiehs en bois.




 "Les façades des maisons sont bien originales. Souvent les croisées sont aussi grandes que la pièce; elles s'avancent le plus souvent en balcons et ont toutes  pour fermetures des grilles en bois fort joliment travaillées. Il y a des bains dans la plupart des habitations. Des tapis ou des nattes recouvrent le sol des appartements."


et comme on peut s'y attendre, en matière de raffinement, l'intérieur des bâtiments le dispute à l'extérieur: en témoigne cette fontaine à ablutions, dominée par une coupole qui amène la lumière en maîtrisant la chaleur:





Il est temps de pénétrer dans la grande salle du harem... devenue salle des réunions de l'Institut! La comparaison avec la gravure de la Description de l'Égypteest sans doute la meilleure manière de se convaincre que l'allure générale en est remarquablement conservée. Fait exceptionnel dans l'ouvrage, les membres de l'expédition sont représentés, et beaucoup reconnaissables de façon indiscutable. Ironie légèrement acidulée... c'est au sujet de Fourier qu'un doute subsiste! (Un doute, car Fourier, encore à Alexandrie, n'était pas présent aux deux premières séances de l'Institut)  Mais comment se pourrait-il qu'il ne figure pas, et dans les premiers, compte-tenu de son poste?



Entrée de Bonaparte à l'Institut: le président Monge, le bras tendu, lui fait l'honneur des lieux. Derrière lui, Conté, avec son célèbre bandeau sur l'œil.
Derrière
Bonaparte s'avancent, d'abord Berthollet, puis deux personnages en parallèle: au premier plan, Costaz, un peu rond, qu'on reconnait à ses lumettes. Au second plan, à ses côtés, marche Fourier (probablement). Enfin, le général Caffarelli (avec la jambe de bois) et le minéralogiste Dolomieu (très grand)

mentions apparaissent très explicitement dans les listes dressées par Charles Norry, Relation de l'expédition d'Égypte, suivie de la Description de plusieurs des monumens de cette contrée, et ornée de figures, An VII (1799).
  
N.B.: deux noms sont à remarquer sans la  liste de l'expédition menée par Fourier: Parseval, à côté de lui, ce serait trop beau si... mais non: il est bien de la même illustre famille, mais ce n'est pas Marc-Antoine Parseval des Chênes, auteur de la célèbre formule concernant... aujourd'hui du moins, les séries de Fourier! Le second, c'est Chabrol (écrit Chabrolle!), qui se montrera solidaire de son ancien compagnon vingt ans après, ou presque...

L'INSTITUT au TRAVAIL


" Dès la première séance, le 23 Août, le général en chef pose six questions à ses collègues: comment perfectionner la cuisson du pain? Peut-on trouver un substitut au houblon pour fabriquer de la bière? Estim possible de clarifier et de rafraîchir l'eau du Nil? Fautil construire au Caire des moulins à eau ou des moulins à vent? Comment fabriquer le la poudre avec les moyens locaux? De quelles réformes auraient besoin le système judiciaire et l'enseignement en Égypte?"
Robert Solé, Les Savants de Bonaparte (Seuil, 1998)
"Séance du 21 fructidor an VI. Fourier lit un mémoire sur la résolution générale des équations algébriques. On voit que, sur les bords du Nil, il s’occupait toujours du problème qui l’avait tant exercé à Auxerre et à l’École polytechnique, et ceci nous rappelle ce que nous a dit M. Navier, que plusieurs de ses mémoires sur les équations algébriques sont écrits avec de l’encre et du papier évidemment fabriqués en Égypte. [...] 
Séance du 26 brumaire. an VII. Il lit un rapport sur l’aqueduc qui porte les eaux du Nil au château du Kaire; il détermine le temps de la construction de ce monument, et en fait la description, ainsi que des machines qui y sont employées.
Séance du 6 frimaire. Il lit la première partie d’un écrit intitulé : Recherches sur la mécanique générale.
[...]
Séance du 16 pluviôse. Mémoire de mathématiques, intitulé : Recherches sur la méthode d’élimination.
Séance du 11 messidor. Mémoire de mathématiques, qui contient la Démonstration d’un nouveau théorème d’algèbre."

Victor Cousin, Notes additionnelles à l’éloge de M. Fourier

Ces deux citations résument de manière éloquente l'ambition de compétence encyclopédique du nouvel institut: pas de mépris pour les sujets les plus pratiques, mais pas question non plus de s'y cantonner en délaissant les problèmes théoriques les plus ambitieux. C'est l'esprit des Lumières (l'Encyclopédie ne réunit-elle pas des articles sur les outils des agriculteurs, des artisans, à ceux des mathématiciens et physiciens?) et de la Révolution Française (à l'Ecole Normale de l'an III, on étudie les équations algébriques et le nouveau système des poids et mesures) qui prévaut. Travaux sur place et voyages d'étude seront au menu; certes, ces dernières laisseront parfois des sièges vides aux réunions, qui se tiendront avec régularité, d'abord deux fois , puis -c'est peut-être un peu plus réaliste compte-tenu de toutes les missions, une par décade.

La cueillette expérimentale a commencé avant même que l'on soit installé! L'observation des mirages entre Alexandrie et Le Caire va donner lieu au mémoire dans lequel, pour la première fois,  Monge fournit une explication du phénomène, en s'appuyant sur les lois de l'optique: c'est un phénomène de réfraction dans un air densifié par la température, où les rayons lumineux sont courbés par réflexion totale .




ci-contre, deux exemples de mirage, sur la route qui relie Assouan à Abou-Simbel. Car si la présence d'eau n'est qu'une apparence trompeuse, le phénomène optique, puisqu'il est bien réel, peut être photographié!

Le mémoire de Monge est à lire
in extenso dans ce recueil:
Mémoires sur l' Égypte,
publiés pendant les campagnes du général Bonaparte
, pp 64-79

À la fin du XIXème siècle, on n'a pas peur de populariser la science... une démarche à réinventer au début du
XXIème ?

 
Fourier est à la manœuvre: s'il n'est pas de tous les déplacements, rien ne lui échappe, du poste privilégié où il orchestre les débats; ses intérêts sont larges, et sa conscience professionnelle, élevée, s'il faut écrire un rapport sur un thème qui le passionne moins. Ainsi se dessinnent les qualités dont il fera l'incroyable démonstration à Grenoble.En dépit des tâches qui l'accaparent, c'est là, en 1800, que Fourier compose son opus le plus original hors l'étude de la chaleur, une anticipation de la programmation linéaire que G.B. Dantzig inventera autour de ...1940!


Parmi les importantes "missions de reconnaissance" du pays figurent la recherche de l'ancien tracé du "canal des Pharaons" et l'expédition aux lacs de Natron. (Wadi el Natroun). La première, dirigée par Le Père et dont le souvenir est conservé sur une plaque de marbre au siège historique de la Compagnie de Suez, (ci-contre) s'accompagne d'un relevé topographique précis pour un but qui ne l'est pas moins, clairement énoncé: "Faire couper l'isthme de Suez" (12 Avril 1798). Mais le savoir-faire des jeunes ingénieurs se heurte aux difficultés du terrain : crue exceptionnelle du Nil, nécessité d'opérer en plusieurs sessions séparées, et surtout, qualité médiocre des instruments: Conté a eu beau déployer des trésors d'ingéniosité pour reconstruire des appareils en compensation des pertes suvbies lors du naufrage du Patriote, il n'a pu avec les moyens du bord et les matériaux locaux, égaler la qualité de ceux qui avaient été emportés.

Fourier n'est pas de l'aventure (le géomètre du groupe est Costaz), mais il intervient pour contester la conclusion de Le Père, une différence de niveau qui place la Mer Rouge 9,918m -sic- au dessus de la Méditerranée: c'est, pour lui, comme plus tard pour Laplace à Paris, une violation des lois de la physique.

Le Père a tout de même la bonne idée de suggérer un canal direct Mer Rouge/Méditerranée, plutôt que raccorder la Mer Rouge au Nil, avec un argument convaincant: ne plus dépendre des caprices de la crue du fleuve. L'idée fera son chemin... d'un Napoléon à l'autre!




Fourier est en revanche de l'expédition aux lacs de Natron; nous le savons par l'auteur du rapport et chef de la mission, le général Andréossy:






"On voit qu'il étoit curieux et utile, sous plusieurs rapports, de  connoître la partie de l' Egypte dont nous venons de parler. C'est pour apprécier tous les avantages qu'en pouvoient retirer la géologie et les  arts, que les citoyens Berthollet, Fourier et Redouté jeune ont été invités à s'y transporter, et  que j'ai  eu ordre, en  m'occupant de  quelques vues militaires, de  protéger leurs recherches dans un  pays exposé aux incursions des Arabes errants qui viennent [...] piller et assassiner, sur la lisière du  désert, le  paisible cultivateur, le  malheureux fellâh."




à lire in extenso dans ce recueil:Mémoires sur l' Égypte, publiés pendant les campagnes du général Bonaparte, pp 223-270, suivi d'un mémoire de Berthollet sur le Natron, pp 271-279: le chimiste a fait son travail!


 Parallèlement, il visite tous les sites archéologiques importants, d'abord à Guizeh, où Bonaparte le "chambre"  quelque peu de n'être arrivé en haut de la pyramide de Khéops qu'après son aîné Monge!


Dessin de Vivant Denon: les savants explorent le sphinx de Guizeh

Quant à l'expéditions archéologique en Haute-Egypte... elles mérite un paragraphe séparé, car son temps déborde les années de séjour 1798-1801; on en finira d'abord avec celles-ci.

Sur tous les Fronts

Directeur de Publications


Les Mémoires présentés à l'Institut siont publiés dans un (presque...) périodique, la Décade égyptienne. Officiellement, son directeur de publication est  Tallien. Mais ce "politicien professionnel", ancien journaliste, ne connaît sans doute pas grand chose aux sciences. De toutes façons, les mémoires sont donnés dans la rédaction de leurs auteurs, et c'est le le secrétaire perpétuel de l'Institut qui, en organisant ls séances, règle leur ordonnancement et qui est bien mieux à même que lui d'effectuer quelques ajustements de détail si nécessaire.


Ci-contre, un exemplaire conservé à la bibliothèque de l'École Polytechnique


Fourier est à la tête d'un autre journal, dont la double fonction est de fournir autant que possible, aux Français de l' expédition, un écho des évènements en métropole et en Europe, et donner toutes les nouvelles de l'activité sur place.

 " [29 août 1798]. Aujourd'hui a paru le premier numéro du Courrier de l'Égypte, journal qui va être publié tous les quatre jours et nous donnera, espérons le, des nouvelles dont nous avons fort grand besoin. Il est dirigé par Fourier."

 Villiers a écrit machinalement, sans bien observer la manchette: car, petite malice du directeur nommé par par le Général en Chef, Fourier a fait écrire, cryptogramme transparent, Courier et non Courrier, pour mieux siginifier qui a la haute main sur sa publication. Amusant, quand on se souvient de l'orthographe initale de son nom, avec deux "r"!

La mairie d'Auxerre conserve l'exemplaire personnel du maréchal Davout, natif de la ville comme Fourier, et son compagnon lors de la campagne d'Égypte.
Photographié sur place le jour exact des 250 ans de Fourier, il n'est pas ouvert au hasard, mais à une page capitale...

S'il fallait en proposer un numéro qui, à lui tout seul, résume l'expédition, notre choix se porterait sans hésiter sur le numéro 37, dont les quatre premières pages révèlent la composition des expéditions vers la Haute Égypte, l'annonce du départ de Bonaparte (dans l'intérêt supérieur du pays, cela va de soi) et la nomination de son successeur, Kléber, et, last but not least, la découverte de la fameuse pierre de Rosette, dont le journal prophétise qu'elle pourrait bien être la clé du déchiffrement des hiéroglyphes. Et... devinez à qui Fourier communiquera sa passion de l'Égypte, à qui il montrera l'estampage sur papier de ces inscriptions, lorsqu'il sera à Grenoble? Réponse dans nos pages....

page 1
page 2 page 3 page 4
source des images brutes: Gallica BnF; y consulter l'ensemble des numéros (reliés, un volume)


 " À dix heures du soir, les personnes présentes au palais de l'Institut virent descendre les malles de Monge et Berthollet. Ce dernier, l'air triste et ennuyé, vint bientôt s'asseoir au réfectoire. À toutes les questions qu'on lui adressait il se bornait à répondre « Je ne sais rien de la bouche du général.». Monge descendit bientôt, semblannt aussi assez embarassé. Comme il se taisait, Costaz lui dit: «Eh bien, citoyen Monge, tiendrons-nous séances sur les ruines de Thèbes?» Monge très troublé balbutia «Oui, nous tiendrons séance à Denderah...  sous.. dessus... Denderah.»[...] et il laissa échapper: «Le général va trop vite dans ses expéditions.»
À onze heures il fit ses adieux. À Costaz et à Fourier qui le suivaient dans la cour en lui demandant quelques explications, Monge parla d'une absence de quatre mois, d'un voyage scientifique aux lacs de Natron et au Fayoum Mais, au moment où Berthollet était déjà dans la voiture du général, Fourier s'écria:
«La Commission est alarmée de votre départ subit, que faut-il lui dire pour la rassurer?

-Mes amis, dit Monge, si nous partons pour la France, nous n'en savions rien aujourd'hui avant midi»
."


Ce témoignage traduit bien le désarroi, le sentiment d'abandon -pour ne pas dire: de trahison- qui fut à ce moment là celui de Fourier. Une cassure irréversible vient de s'opérer entre Bonaparte et lui. La comparaison avec sa manière de la raconter dans la préface historique de la Description est un magnifique cas d'école pour illustrer l'intérêt de multiplier et recouper les sources: ce texte est le prélude d' un ouvrage dédié à ... l'Empereur! C'est un préfet obéissant (pardon pour le pléonasme...) qui le signe, et quant à faire vibrer les belles formules, l'homme est expert depuis son enfance.La première moitié est indéniablement courtisane, la seconde factuelle et tout à fait exacte.

"Il partit alors pour Alexandrie, et bientôt après il quitta le rivage d'Égypte. Le salut de la France, le devoir, le rappellent; il s'éloigne [...]  Sa fortune le dérobe aux flottes ennemies, et la mer, une seconde fois fidèle, rend à la patrie celui qu'elle pouvait opposer à ses plus redoutables ennemis.
Pendant toute la guerre
d'Égypte et de Syrie, le général en chef n'avait point cesse de veiller aux intérêts des sciences. Ce grand objet était toujours présent à sa pensée, avant ou après la victoire, soit qu'il dirigeât les opérations militaires, soit qu'il méditât de nouvelles dispositions administratives ou politiques. [...] Les derniers jours qui précédèrent son départ, il s'occupait encore de favoriser les succès des recherches savantes, en donnant à l'académie qu'il avait formée les moyens de parcourir les provinces méridionales de l'Égypte, et d'en observer les merveilles avec sérénité. "
Joseph Fourier,
Préface historique

Administrateur civil



Les évènements se précipitent une nouvelle fois: Kléber, qui a succédé à Bonaparte rentré se faire bombarder Premier Consul, est assassiné le 14 Juin 1800, et Fourier prononce son éloge funèbre:


Statue du général Kléber, à Strasbourg
Sur le socle, un relief représente la victoire d'Héliopolis
Fourier prononçant l'éloge funèbre de Kléber
Plaque décorant le socle de la statue de Fourier à Auxerre (1849)

Alors, le citoyen Fourier, commissaire français près du divan, chargé par le général en chef d'exprimer dans ce jour la douleur commune, alla se placer [...]  sur un bastion qui dominait l'armée rangée en bataille, et, d'une voie émue par la sensibilité, il prononça le discours suivant:

« FRANÇAIS,

Au mileiu de ces apprêts funéraires, témoignages fugitifs mais sincères de la douleur publique, je viens rappeler un nom qui vous est cher, et que l'histoire a déjà placé dans ses fastes. Trois jours ne se sont point encore écoulés depuis que vous avez perdu Kléber, gén
éral en chef de l'armée française en Orient. Cet homme que la mort a tant de fois respecté dans les combats, dont les faits militaires ont retenti sur les rives du Rhin, du Jourdain et du Nil, vient de préir sans défense sous les coups d'un assassin.[...]

Et vous, Kléber, objet illustre et dirai-je infortuné de cette cérémonie qui n'est suivie d'aucune autre, reposez en paix, ombre magnanime et chérie, au milieu des monuments de la gloire et des arts!  Habitez une terre si longtemps célèbre; que votre nom s'unisse à ceux de Germanicus, de Titus, de Pompée et de tant de grands capitaines et de sages qui ont laissé, ainsi que vous, dans cette contrée d'immortels souvenirs.»
 

"Peu de mois après, sur le même bastion, devant les mêmes soldats, Fourier célébrait, avec non moins d'éloquence, les exploits, les vertus du général que les peuples conquis en Afrique saluaient du nom de sultan juste; et qui venait de faire à Marengo le sacrifice de sa vie, pour assurer le triomphe des armées françaises.."
François Arago,
Éloge Historique de Fourier (1833)

"Homme sensible et guerrier philosophe, [Desaix] regardait le bonheur de civiliser comme le seul prix digne de la victoire; il pensait que l'on doit des respects à tous les peuples  [...] Il avait repoussé les Mameloucks ayu delà des déserts et des rochers de Syène. Dès ce moment, il n'y eut plus de conquérant dans la Haute-Égypte, et il eut été difficile de reconnaître s'il était le vainqueur, ou s'il n'était point un ancien ami à qui les habitants donnaient une honorable hospitalité.
Les lettres, qui ne perdent jamais le souvenir de ce qu'on a fait pour elles, ne laisseront pas effacer sa mémoire; il es aimait, il les a servies, elles lui doivent cette sécurité inaccoutumée avec laquelle on a observé les monuments de l'ancienne
Égypte, dans des lieux où jusques avant lui l'âme était partagée entre l'admiration et le sentiment du péril de la vie [...]
Son nom a retenti sur les rives du Rhin,; il a été porté jusqu'aux rochers de la Nubie qui marquent les ancienne limites de l'empire romain; et il est inscrit en lettres immortelles sur la terre de Marengo, il est consacré par la douleur de la patrie et la reconnaissance empressées de tous les bons citoyens."
Joseph Fourier, Éloge funèbre du général Desaix,
in Victor Cousin, Notes additionnelles à l’éloge de M. Fourier

Menou, qui a succèdé à Kléber , écrit certes à Bonaparte que "Fourier se conduit à merveille et nous est d'une grande utilité", mais il doit capituler devant les Anglais le 3 Septembre 1801, et les membres de l'Institut rentrent en France...sans la pierre de Rosette, qui, elle, ira au British Museum... of course!


Négociateur et Diplomate


Fourier est aussi, souvent, un habile négociateur. Voici un exemple, raconté par Arago, où quatre cheiks étaient soupçonnés de trahison:

 "Bonaparte confia l'examen de cette grave affaire à Fourier. Ne me proposez pas, dit-il, des demi-mesures. Vous avez à prononcer sur de grands personnages:  il faut ou leur trancher la tête, ou les inviter à dîner. Le lendemain de cet entretien, les quatre cheiks dinaient avec le général en chef. En suivant les inspirations de son cœur, Fourier ne faisait pas seulement un acte d'humanité, c'était de plus de l'excellente politique."
François Arago,
Éloge Historique de Fourier (1833)

et ce n'est pas tout! À regretter que Shakespeare soit mort bien avant, et que Mankiewicz n'ait lu ceci... car voilà notre héros aux côtés d'une moderne Cléopâtre, belle à éclipser celles qu'ils célèbrèrent dans leurs chefs-d'œuvres respectifs...

 "Fourier ne montra pas moins d'habileté lorsque nos généraux lui donnèrent des missions diplomatiques. C'est à sa finesse, à son aménité que notre armée fut redevable d'un traité d'alliance offensive et défensive  avec Mourad Bey. Justement fier du résultat, Fourier oublia de faire connaître les détails de la négociation. On doit vivement le regretter, car le plénipotentiaire de Mourad était une femme, Sitty Néfiçah [...] qui, du reste, était célèbre d'une extrémité de l'Asie à l'autre, à cause des révolutions sanglantes que sa beauté sans pareille avait suscitées parmi les mameluks."
François Arago,
Éloge Historique de Fourier (1833)


DEUX MISSIONS... pour une DESCRIPTION

Premières Reconnaissances

Retour à l'époque du départ de Bonaparte pour la France: un de ses derniers ordres est, nous l'avons vu dans le numéro 37 du Courier de l'Égypte, la constitution de deux équipes d'exploration de la Haute-Egypte, l'une dirigée par Costaz, l'autre par Fourier. Ils sont particulièrement motivés par le rapport à l'Institut de Vivant Denon, qui a suivi Desaix et ses troupes à la poursuite de Mourad Bey. Battu à chaque rencontre, celui-ci parvient à chaque fois à s'échapper, et c'est ainsi que Desaix et Denon remontent le Nil jusqu'à la première cataracte, à Assouan (aussi dénommée Syène, à l'époque).









Vivant Denon
 Halte de l'armée française à Syène
peinture de J.C. Tardieu, 1812 (musée du château de Versailles)
détail de l'inscription

Ca
Casteix a signé tout en bas

C'est une représentation imaginée, un peu naïve, de ce qui s'est vraiment passé, et dont le temple de Philaé conserve le souvenir:

"Casteix est en train de graver à Philaé sous la porte du pylône du grand temple l'inscription suivante: ..."


Un ordre assez savoureux quant au matériel dont le jeune ingénieur doit se munir!

Villiers et son inséparable ami Prosper Jollois ont eux aussi précédé et motivé ces deux commissions savantes. Avec 5 autres ingénieurs et Casteix, ils ont été réquisitionnés pour accompagner l'ingénieur des Ponts & Chaussées Girard dans une mission utilitaire: réaliser une étude géographique et hydraulique en vue d'améliorer l'agriculture.... mais ils vont se découvrir archéologues, au grand dam de leur chef, d'ailleurs!

"Le général Belliard m'a dit, ainsi qu'à Jollois, qu'il n'avait pas d'ordres à nous donner, parce que nous savions très bien ce que nous avions à faire...Girard avait dit au général que nous faisions des hiéroglyphes, et que ce n'était pas notre besogne; nous l'avons interpellé et prié de déclarer si nous n'avions pas fait tout ce qu'il nous avait indiqué, ce qu'il n'a pu nier."
Édouard de Villiers du Terrage, lettre à Du Bois

"Notre voyage aurait été mille fois plus agréable sans Girard... Je vous le dénonce comme n'aimant  pas les antiquités. Il a été quatre heures à Dendérah et en a dormi trois."

Édouard de Villiers du Terrage, lettre à Ripault



Villiers et Jollois n'avaient aucune mission officielle: ils exploraient les ruines en amateurs, une fois leur travail fait. Au contraire, les deux expéditions de Fourier et Costaz sont vouées au travail archéologique: cette fois, c'est du sérieux... ce qui n'empêche pas de saluer le travail des amateurs, tant ils se sont piqués au jeu:

"Lorsque les commissions dirigées par Costaz et Fourier arrivent en Haute-Egypte, elles constatent l'ampleur du travail effectué par les jeunes polytechniciens. Refera-t-on ce qui a déjà été fait? Sagement, il est décidé plutôt de se répartir les tâches restantes, dans les différents sites et villes de la région. Chacun -ingénieur, géomètre, peintre ou naturaliste- choisit ses activités en fonction de ses compétences ou de ses goûts. La hiérarchie cède la place au travail d'équipe, et l'interdisciplinarité s'insère naturellement."
Robert Solé, Les Savants de Bonaparte (Seuil, 1998)



On ne connait cependant pas exactement de répartition du travail entre les deux groupes. L'idée initiale était-elle de doubler systématiquement les relevés, pour mieux se prémunir contre d'éventuelles erreurs? Ou de travailler dans deux zones bien distinctes? Les textes ne mentionnent, à Dendérah, que la présence du groupe Fourier. Si, à Philaé, seule l'équipe Costaz immortalise son passage en inscrivant sa composition complète à l'intérieur du temple, à une place vierge en hauteur, Jomard  y étudie le mélange de grec et de hiéroglyphes dansles inscriptions du portique; voilà qu'il avoue avoir besoin de s'en ouvrir de suite à Fourier!: il est donc sur les lieux...

"Cette circonstance me parut si extraordinaire, aussitôt que je l'eus remarquée, que je voulus la faire constater sur le champ par mes compagnons de voyage, notamment par feu M. Lancret et par M. Fourier. "

E. Jomard, Mémoire sur les Inscriptions anciennes recueillies en Égypte
in Description de l'Égypte, tome VIII 
...



Et pourtant, Fourier prenait des notes quotidiennes, si on en croit en de ses éminents compagnons:
que sont-elles devenues?

"[...] j'ai voulu appuyer mon observation par celles de plusieurs autres voyageurs; je citerai donc,
 1°. le témoignage de M. Fourier, qui écrivait jour par jour ses observations sur les édifices, les lisait journellement aussi à ses compagnons de voyage et faisait ainsi constater l'authenticité de cette espèce de procès-verbal. "

Edme Jomard, Mémoire sur les Inscriptions anciennes recueillies en Égypte
in Description de l'Égypte, tome VIII 






Dendérah

Allons maintenant rejoindre Fourier sur le site qui va devenir l'objet de discussions enflammées: le temple de Dendérah et son fameux zodiaque, découvert par le corps expéditionnaire de Desaix en Haute Égypte. Certes, le temple lui-même n'est pas l'objet premier de ces pages, mais pourrions nous passer sans le regarder et foncer vers le zodiaque? Ce serait faire injure à ses compagnons d'aventure, ou à ces voyageurs illustres, certes "du temps d'après", mais qui n'auraient pas été impatients d'en faire la découverte par leurs propres yeux, s'ils n'avaient feuilleté la Description de l'Egypte. Ils nous disent, de première main, l'impression unanime et forte que leur inspira ce monument, mille fois mieux que nous ne pourrions le faire... laissons leur donc la parole.

Les premières impressions que note Villiers dans son journal trouvent un écho graphique dans les remarquables aquarelles du célèbre voyageur et dessinateur David Roberts, qui visite le pays en 1838: on peut comparer avec la façon dont se présentent aujourd'hui les portions du temple représentées!


"
[...] une porte de l'effet le plus imposant se présente à l'admiration des voyageurs: elle est ensevelie en partie sous les décombres, et construite avec des matériaux énormes.
Au travers de cette porte, on découvre le grand temple, qui forme le fond du plus magnifique des tableaux.






"Le temple de Dendérah, est encombré à l'est presque jusqu'à la hauteur des frises. Des monticules de débris, où l'on aperçoit des pans de murailles de briques tombant en ruine, semblent menacer de l'envahir tout entier."





"Denderah m'apprit que ce n'étoit point dans les seuls ordres dorique, ionique et corinthien, qu'il falloit chercher la beauté de l'architecture; que partout où existoit l'harmonie des parties, là étoit la beauté. Le matin m'avoit amené près des édifices, le soir m'en arracha plus agité que satisfait. J'avois vu cent choses; mille m'étoient échappées : j'étois entré pour la première fois dans les archives des sciences et des arts.  [ ...] Les sciences et les arts unis par le bon goût ont décoré le temple d'Isis: l'astronomie, la morale, la métaphysique, ont ici des formes, et ces formes décorent des plafonds, des frises, des soubassements, avec autant de goût et de grâce que nos sveltes et insignifiantes arabesques enjolivent nos boudoirs."

Vivant Denon, Rapport à l'Institut du Kaire, préface de Voyage dans la Basse et la Haute Égypte


N.B: Champollion fera remarquer que "le grand temple est bien le temple de Hathor (Vénus), comme le montrent les mille dédicaces dont il est couvert, et non pas le temple d'Isis, comme l'a cru la Commission d'Égypte". Denon fait ici cette confusion; ainsi que Villiers dans la citation qui suit..


"Il serait difficile de décrire tout ce que fait exprimer de sensations diverses l'aspect de ces figures colossales d'Isis qui portent l'entablement du portique. Il semble que l'on  ait été transporté  tout à coup dans un lieu de féérie et d'enchantement; on est, tout à la fois, saisi d'étonnement t d'admiration.
Ce que l'on aperçoit n'a aucun rapport avec les monuments de l'architecture des Grecs, ni avec ceux que le goût des arts de l'Europe a enfantés
[...] et l'on contemple avec avidité un édifice qui se présente sous les dehors de la magnificence la plus importante.
La seule vue des monuments de Dendérah suffirait pour dédommager des peines et des fatigues du plus pénible voyage, quand bien même on n'aurait pas l'espoir de visiter tout ce que renferme de curieux le reste de la Thébaïde.
Ce temple a suscité l'admiration de l'armée qui a conquis le Sa'yd [=Haute-
Égypte]; et c'était une chose vraiment remarquable de voir chaque soldat se détourner spontanément de sa route pour accourir à Tentyris et en contempler les magnifiques édifices. Ces braves guerriers en parlaient encore longtemps après avec enthousiasme, et quelque part que la fortune les ait conduits, ils ne les ont jamais oubliés [ ...]




"Le 16 au soir, nous arrivâmes enfin à Dendérah. Il faisait un clair de lune magnifique, et nous n'étions qu'à une heure de distance des temples: pouvions nous résister à la tentation? [...]
Les temples nous apparurent enfin. Je n'essaierai même pas de décrire l'impression que nous fit le grand propylon et surtout le portique du grand temple. On peut bien le mesurer, mais en donner une idée, c'est impossible. C'est la grâce et la majesté réunies au plus haut degré. Nous y restâmes deux heures en extase, courant les grandes salles avec notre pauvre falot, et cherchant à lire les inscriptions extérieures au clair de lune. On ne rentra au maasch qu'à 3 heures du matin pour retourner aux temples à 7
heures. [...] Ce qui était magnifique à la clarté de la lune, l'était encore plus lorsque les rayons du soleil nous firent distinguer tous les détails. Je vis dès lors que j'avais sous les yeux un chef d'œuvre d'architecture, couvert de sculptures de détail du plus mauvais style. N'en déplaise à personne, les bas reliefs de Dendérah sont détestables, et cela ne pouvait être autrement: ils sont d'un temps de décadence. La sculpture s'était déjà corrompue, tandis que l'architecture, moins sujette à varier puisqu'elle est un art chiffré, s'était soutenue digne des dieux et de l'admiration des siècles."

Jean-François Champollion,
Lettres d'Égypte  et de Nubie (18...)


Voilà un avis passablement sévère sur la décoration du temple! Mais venons en à la grande affaire; et pour cela, commençons par nous rendre sur le toit, grâce à un escalier intérieur. On accède à la chambre par la petite porte, tout au fond, sur le toit, et là...:





l'escalier intérieur
le toit et la porte d'entrée de la chambre du zodique
la chambre, vue de l'intérieur

"
Le temple de Dendérah, en dehors de toutes ses beautés, renferme un monument d'un intérêt capital: je veux dire le fameux zodiaque circulaire découvert par Desaix et Denon. [ ...] Denon n'avait eu le temps que d'en prendre un croquis; nous voulions en avoir une représentation fidèle permettant d'étudier exactement les connaissances astronomiques des anciens Égyptiens. [ ...]
 Ce travail fut long et pénible; placé dans une petite chambre construite sur le haut du grand temple, le zodiaque se trouve dans une obscurité presque complète.
Il nous fallut le copier, la plupart du temps avec de mauvaises lumières. Comme il est au plafond et très noirci par une sorte de fumée, pour bien discerner un signe il nous fallait souvent regarder de longs instants dans une position des plus incommodes.
Nous avions commencé par le diviser en huit secteurs égaux par des fils tendus horizontalement au plafond."


Au croquis d'artiste, fait au jugé et à main levée, Villiers oppose une approche en "dessin d'ingénieur", avec un relevé précis appuyé sur des mesures... on n'a pas été élève de l'École Polytechnique (en général) et de Monge (en particulier) pour rien! Mais en complémentarité, pas en rivalité: Par ce trait de génie: emmener de jeunes étudiants de cette école et de celle des Ponts & Chaussées, Bonaparte faisait entrer l'archéologie dans une veine scientifique qui lui faisait défaut jusque là. Les archéologues sont aujourd'hui affiliés au CNRS, travaillent en compagnie de chimistes, biologistes et informaticiens; ils usent d'outils issus des dernières technologies numériques (donc, multiplient les recours à la... transformation de Fourier): eh bien, tout cela a commencé dans ce pays-là, à ce moment-là. D'ailleurs, il ne faut pas trop accabler le "vieux" Denon: il nous parle aussi de ses conditions de travail, pas toujours idéales, et le photographe peut méditer ses propos quand les contraintes de son voyage mettent à mal son désir d'une prise de vues de bonne qualité, à commencer par une lumière idéale, ou simplement correcte, et parfois loin de celle de ses jours et heures de passage.

"Comme on avoit à poursuivre un ennemi toujours à cheval, les mouvements de la division ont toujours été imprévus et multipliés. J'étois donc obligé quelquefois de passer rapidement sur les monuments les plus intéressants; quelquefois de m'arrêter où il n'y avoit rien à observer. [ ...]

J'ai pensé aussi qu'un artiste voyageur, en se mettant en marche, devoit déposer tout amour-propre de métier; qu'il ne doit pas s'occuper de ce qui peut ou non composer un beau dessin, mais de l'intérêt que devra généralement inspirer l'aspect du lieu qu'il se propose de dessiner. [ ...][Ces] dessins, je [les] ai faits le plus souvent sur mon genou, ou debout, où même à cheval : je n'ai jamais pu en terminer un seul à ma volonté, puisque pendant toute une année je n'ai pas trouvé une seule fois une table assez bien dressée pour y poser une règle."


Vivant Denon, Rapport à l'Institut du Kaire,
préface de Voyage dans la Basse et la Haute Égypte



ci-contre, un de ses dessins du temple de Denderah


"Fourier me dit avoir comme découvert aussi le zodiaque circulaire de Dendérah, un jour où, fatigué à l'excès, malade, et s'étant couché à la renverse dans la salle dont ce monument formait le plafond, il y vit d'abord le signe du scorpion, et bientôt après tous les autres signes rangés en ligne spirale."

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

Le Mathouriste a, pour prendre la photo ci-contre, du imiter, avec quelque émotion d'ailleurs, ses illustres prédécesseurs: Denon, Villiers, Fouirer... et s'allonger à même le sol, sur le dos, avant de pester qu'il n'y voyait rien!
Certes, c'est une copie... mais l'a-t-on voulue fidèle au point de la noircir copieusement pour que le visiteur éprouve les mêmes sensations que deux siècles auparavant?



original exposé au Louvre; deux vues encadrant la copie de Dendérah


Mais il y a à Dendérah un autre "zodiaque", du moins le qualifie-t-on ainsi à l'époque: disposé linéairement et découpé en deux moitiés, il est constitué des deux extrémités du plafond de la grande salle hypostyle, qui a bénéficié d'une très belle restauration, achevée en 2011 après 6 ans de travaux. Et Fourier a donné son avis sur un point remarquable... merci à ses deux( inséparables) disciples de nous livrer la parole du maître!





  
"L'étoile la plus brillante du ciel est Sirius, qui indique la mâchoire inférieure du grand chien. La tête a une étoile que l'on appelle Isis . On donne même le nom d'astre d'Isis à Sirius. À la fin de la bande des signes du grand zodiaque de Denderah, où se trouvent le Verseau, les Poissons, le Bélier, le Taureau, les Gémeaux et le Cancer, on voit  une tête d'Isis enveloppée dans les rayons du soleil. M. Fourier explique cet emblème par le lever héliaque de Sirius, qui, à l'époque que nous considérons, arrivoit au solstice d'été, au commencement de l'année rurale des Égyptiens, et au moment de la crue des eaux" [...]


le même, dans la Description: on a retourné l'image pour mieux voir Isis dans sa barque (en haut, à gauche), décrite dans la suite de leur texte


  [...] Le grand zodiaque de Denderah est le seul où l'on voie ainsi une téte d'Isis : elle ne peut représenter la constellation remarquable du Grand Chien, mais seulement le phénomène particulier du lever héliaque de l'étoile d'Isis. Nous avons retrouvé cette constellation sous une forme très-reconnoissable : elle est au-dessous du Cancer du zodiaque circulaire, et un peu en avant du Lion. Là, en effet, on voit une vache dans un bateau , ayant une étoile entre ses cornes. L'étoile de Sirius, ou l'astre d'Isis, est exactement dans la même situation par rapport au Lion et au Cancer ; et l'on sait que les attributs d'Isis sont particulièrement des cornes de vache et un vaisseau. Le même emblème se voit encore dans le grand zodiaque de Denderah, entre le Lion et le Cancer ; on le trouve aussi dans le petit zodiaque d'Esné."





 et laissons à Fourier, à tout seigneur tout honneur, une conclusion provisoire suffisamment vague pour laisser la porte ouverte à tout résultat ultérieur, mais surtout prudemment vague, pour ne fâcher aucune tendance, car ces zodiaques n'ont pas fini de faire parler d'eux!

"Le génie des beaux-arts avait pris un grand essor: mais il était asservi à des règles invariables; l'architecture avait un caractère grave et sublime; la poésie, l'histoire, la musique, la sculppture; l'astronomie, imprimaient la crainte des dieux, inspiraient la piété et l'admiration. On conservait dans les temples les statues des rois et des grands, les annales publiques, les observations du ciel; on gravait sur ces édifices le spectacle successif des révolutions des astres. Ces sculptures subsistent encore aujourd'hui, et serviront à fixer, dans l'histoire de  l'Egypte, des époques ignorées jusqu'ici."
Joseph Fourier,
Préface historique

Préparer la synthèse


Il faut évidemment réunir, ordonner, et présenter les riches moissons des deux commissions, et des francs-tireurs, Denon et le tandem Villiers/Jollois.Cette double tâche qu'annonce très officiellement le numéro 47 du Courier, Villiers l'apprend quelques jours plus tard, alors qu'il est en mission d'exploration vers Suez. En sa qualité de secrétaire perpétuel, c'est à Fourier de réunir ses collègues pour choisir celui qui sera chargé de la collation des textes et planches, et celui qui en écrira la préface d'un seul jet. Et qui, mieux que le secrétaire perpétuel, a le profil de l'emploi pour ces deux tâches?
"L'un de nous a reçu des nouvelles de la séance de l'Institut du 1er Frimaire [21 Novembre]. Fourier a lu une lettre que le président venait de recevoir de Kléber. Dans cette lettre, il est dit que le Gouvernement serait heureux si tous les citoyens français, à quelque corps qu'ils appartiennent, voulaient réunir leur travaux sur la Haute-Égypte pour en faire un ouvrage commun.
l'Institut décide donc que, pour donner à ce travail le plus d'unité et de perfection possible, Fourier devra réunir, pour s'entendre sur ce sujet, la Commission des Arts et tous les auteurs de mémoires dont on pourrait profiter. [...]
Ce fut le premier point de départ de la réunion des documents qui, plus tard, ont servi à la rédaction de la grande
Description de l'Egypte dont on voit que l'initiative revient sans conteste au général Kléber."

Édouard de Villiers du Terrage, Journal et Souvenirs sur l’Expédition d’Égypte 
Champollion-Figeac ne doute pas que la décision de rassembler tous les travaux en un grand ouvrage ait été soufflée à Kléber par Fourier; et il donne quelques détails  sur sa désignation comme coordinateur:

"Lorsque, le 3 Frimaire de la même année (24 Novemvbre 1799), le bureau de l'Institut du Kaire assembla les deux Commissions de la Haute-Égypte , pour délibérer de la réunion de toutes eles observations en un seul corps d'ouvrage, et pour désigner le secrétaire chargé de diriger l'ensemble de ce travail, Fourier, sur les quarante-sept votants, réunit  quarante-cinq voix."

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

Il précise que les notices sur les travaux des deux commissions, dans ce n°47 et les suivants, sont de Fourier, dont il reconnaît le style et les tournures.

Ce travail, Fourier le mènera à bien durant son séjour à Grenoble, tout en assumant sa lourde charge de préfet et en concevant et rédigeant  la Théorie Analytique de la Chaleur!


La Description de l'Egypte, et le meuble de rangement spécialement conçu pour l'ouvrage.
Exposition au Musée de l'Armée, Hôtel des  Invalides, Paris (2009)


De retour à Toulon le 19 Novembre 1801, Fourier écrit dès le lendemain à son fidèle correspondant Bonnard:


Lettre à Bonard, son ancien professeur de mathématiques,
écrite à Toulon à son retour d'Égypte, le 29 Brumaire An X (20/11/1801)

(Bibliothèque municipale d'Auxerre)


Revenir maintenant à la biographie... quand Fourier rentre d'Égypte.c'est possible en cliquant, mais  le Zodiaque n'a pas dit son dernier mot, et de loin! Quant à l'Institut, il est toujours bien vivant, même s'il a eu chaud, très chaud, hélas, pendant les évènements de la place Tahir en 2011... Alors, restez encore un peu, vous trouverez en fin de page un autre lien direct pour le retour.

Le Zodiaque ... à PARIS!

DES Zodiaques dont on parle!


On n'a pas attendu l'expédition pour s'interroger sur la datation des monuments égyptiens: quelques informations proviennent des rares voyageurs qui sy sont rendus, et surtout des sources antiques, grecques ou romaines. La question prend un tour particulier avec l'avènement des Lumières et, plus encore, de la Révolution: l'athéisme ne se cache plus, il s'affiche, il milite. Les 6000 ans accordés au maximum à la Terre par une lecture stricte de la Bible (des scientifiques aussi éminents que Képler ou Newton avaient préféré s'en tenir-avec plus de prudence?- à 4000 ans) commencent à mettre l'histoire de l'humanité  bien à l'étroit; et en inversant l'agument, toute preuve scientfique de l'ancienneté d'un civilisation antique sera un coup de sape supplémentaire contre le diktat religieux qu'on n'a pas encore baptisé du nom de créationnisme. Le sujet est donc hautement polémique.

Directeur de l'Observatoire de Paris depuis 1795, l'astronome Jérôme Lalande estime à 10000 ans au moins avnt J.-C. les débuts de la civilisation égyptienne; son disciple Charles-François Dupuis va jusqu'à 13000 ans, selon Jollois et De Villiers. Il a écrit en 1795 un ouvrage qui démonte la mécanique des religions, et il y évoque les zodiaques à l'appui de sa théorie: L'origine de tous les Cultes. On sourira au passage en regardant l'origine de la réédition ci-contre...


source : Gallica-BnF

Le premier témoignage que l'on possède de Fourier lui-même est contenu dans sa lettre écrite à Bonnard quand il arrivée à Toulon: en 1802, il affirme clairement considérer le Zodiaque de Dendérah comme un état du ciel au temps de la construction du temple. Il espère donc pouvoir en  déduire une datation; grâce à la précession des équinoxes (voir l'encadré technique).
 
Il se montrera, ultérieurement, plus réservé sur cette méthode, pendant l'édition de la Description de l'Égypte.

Le petit coin de la technique: zodiaque, quézako?



Le système solaire est ainsi fait que toutes les planètes tournent, à peu de chose près, dans le plan de l'orbite terrestre autour du soleil, dénommé plan de l'écliptique. Pour l'observateur terrestre, c'est celui du mouvement apparent du soleil autour de la terre, et pour les astronomes avant Copernic, le mot "apparent" était bien sûr de trop: ils pensaient que c'était le mouvement réel. Un moyen de se repérer était donc de suivre la course solaire d'une année par rapport à celles de constellations bien identifiées, qu'ils repérèraient sur l'écliptique, ou plus exactement dans une étroite bande (+/- 8°) autour: il y en avait 13, mais on les réduisit à douze, par commodité, et en affectant à chacune une bande de 30° = 360°/12 (ce qui est bien plus maniable que dovoser par 1, n'est-ce pas?). Les planètes demeurant dans l'écliptique, le zodiqque fournit le repérage angulaire de leurs positions.


image provenant de cette page du Club d'Astronomie SudYvelines

La technique n'empêchant pas le tourisme... le Mathouriste vous emmène découvrir tout cela au musée Boerhaave de Leyde, qui possède un magnifique objet d'art, dénommé sphère de Leyde: c'est un automate planétaire, maquette reproduisant avec exactitude le mouvement des planètes grâce à un jeu d'engrenage mathématiquement adapté pour que leur périodes mutuelles de révolution restent dans leur rapport exact. Le modèle place correctement le soleil au centre; le principe de fonctionnement  est le même que pour celui de Huygens, à voir dans ce même musée.


la sphère de Steven Tracy, 1670. (Mesée Boerhaave, Leyde, Pays Bas)

La bande zodiacale est une magnifique pièce d'orfèvrerie; le schéma ci-dessous (extrait de la description complète de eet appareil montre particulièrement bien la présence de toutes les planètes dans l'écliptique, et le zodiaque autour du cercle d'intersection du plan de l'écliptique et de la "sphère des fixes", lieu (imaginaire) des constellations.
Saturne, avec son anneau, est à gauche; Jupiter, avec ses quatre satellites, à droite.





Mais .... Au bout d'un an, pourtant, la terre (ou le soleil dans le mouvement apparent) ne revient pas exactement au même point par rapport au zodiaque: c'est la
précession des équinoxes, ainsi nommée parce que le moment des équinoxes tourne par rapport au zodiaque, dans le sens rétrograde,  très lentement: environ 1° tous les 72 ans.  Le responsable est le lent mouvement de l'axe de la terre qui balaie un cône en 25 760 ans, un peu à la manière du manche d'une toupie lancée. Il déplace les alignements remarquables des planètes par rapport aux douze constellations du zodiaque; vous pouvez vérifier que 72 ans pour 1° (exactement) donnerait à la précession une période fort voisine de 360 x 72 = 25920 années. Ou vous puvez diviser 25 760 par360 x 72, pour calculer l'angle exact.

SI des monments indiquent ces positions zodiacales, cela fournira donc une datation extrêmement précise!

On donne souvent pour origine au zodiaque tel que nous le connaissons, la Grèce du Vème siècle avant J.-C. Fourier déduira de son étude des monuments pour la Description qu'il est nécessairement plus ancien, et que les astronomes grecs l'ont emprunté à des observateurs antérieurs:

ORIGINE DU ZODIAQUE GREC.

[...]'après avoir découvert dans les sculptures égyptiennes les figures des douze constellations semblables à celles que tous les peuples connaissent aujourd'hui, il est impossible de ne pas conclure que cette division du ciel est un des élémens de l'ancienne doctrine de l'Egypte, et que les Grecs l'ont puisée, soit dans ce pays, soit dans la Chaldée."


Joseph Fourier,
Recherches sur les Sciences & le Gouvernement de l'Égypte


Fourier n'est pas rentré en France que, déjà, paraissent des écrits sur cette datation! Bibliothécaire de l'Institut d'Égypte, Louis Ripault est revenu plus tôt que ses collègues, en janvier 1800, et il a été promu bibliothécaire du Premier Consul. Le rapport qu'il a rédigé pour ce dernier est aussitôt imprimé dans le Moniteur, journal officiel du gouvernement; l'auteur doit se sentir quelque peu gêné de griller la politesse à la commission de publication de la Description, à en croire les précisions données à Champollion-Figeac:

"ces zodiaques portaient dans l'ordre de leurs signes, une date de cinq à six mille ans, et les temples qui recélaient ces tableaux célestes étaient des plus modernes parmi ceux de l'Égypte. Cet écrit était un rapport au Premier Consul ; l'auteur de ce rapport était son bibliothécaire, et cet auteur, feu Ripault, disait dans une déclaration écrite que j'ai sous les yeux : « Le  Premier Consul a donné à l'imprimeur la description que nous avons faite à la quarantaine. Dites bien à mes camarades ( encore en Égypte)  que c'est par sa volonté formelle et irrésistible que cela a été publié. »"

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)


Fourier, par sa position morale à la tête de la commission se place, c'est bien le cas de le dire, en... gardien du temple: chacun doit s'abstenir de publier séparément tant que la Description n' a pas paru, et il s'abstient de montrer à qui que ce soit le relevé du zodiaque circulaire qu'il s'est fait remettre par ses deux élèves pour qu'il figure dans un volume de planches. Il finit par céder, mais sous conditions, à un Lalande qui se réjouit de voir arriver de l'eau à son moulin... On est en 1804, à l'occasion du sacre de l'Empereur.
 "Le 4 décembre 1804, M. Fourier a enfin consenti à me laisser voir les dessins[des zodiaques], mais à condition que je n'en ferais aucun usage avant lui. Je les ai vus le  5 avec le cortége de l'empereur."

J.  Lalande, cité par J. Champollion-Figeac
in Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

La période la plus antireligieuse de la Révolution est déjà bien loin, et si le terme de réaction catholique est encore exagéré (il prendra tout son sens, son sens politique, soue la Restauration), le Concordat de 1801 a été adopté, et il est suggéré d'être plus discret sur tout sujet de nature à fâcher.

"Le Premier Consul avait tenté d'accréditer les opinions les plus exagérées de l'antiquité deszodiaques égyptiens; l'Empereur favorisa ouvertement les opinions les plus restreintes, et sa première politique dirigée selon les voeux des peuples, il la remplaça par une politique conforme aux désirs des rois : il venait de s'introduire dans leur rang.."

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

Fourier s'abstient de s'exprimer, mais il travaille à la  Description; et pendant ce temps-là, Dupuis comme Lalande révisent leurs estimations; en 1806 le premier fait paraître un article où il place le zodiaque de Dendérah à une date "plus politiquement correcte", toujours à partir de l'argument astronomique de la précession des équinoxes. La figure jointe montre sans ambiguïté que l'tude porte sur le plafond de la salle hypostyle.


images: GallicaBnF

 
"Nous ne savons jusqu'ici encore qu'une chose, c'est que les points équinoxiaux et solsticiaux, à l'époque à laquelle fut composé ce Zodiaque, répondaient aux constellations  du Bélier, de la Balance, du Cancer et du Capricorne; mais ils y ont répondu pendant 2160 ans, c'est-à-dire depuis l'an 2548 jusqu'à l'an 388 avant le commencement de l'ère vulgaire. C'est donc dans ces limites  qu'est renfermée l'époque indiquée par ce monument. On sait que le nœud équinoxial parcourt par son mouvement rétrograde un degré en 72 ans environ. Si l'on suppose que les colures coupaient ces constellations par le milieu, on aura un moyen terme qui fixe l'époque de ce Zodiaque à 1468 ans avant notre ère, c'est-à-dire au règne de Sésostris [...]"




"Les contradicteurs ne firent donc point faute à ces zodiaques; mais il est juste de dire qu'il n'existe de Fourier aucun écrit qui puisse le rendre responsable des opinions exagérées qui eurent cours dans ces premiers temps au sujet des zodiaques égyptiens. Il repoussait publiquement ce qu'on lui en attribuait; et il ne ménageait point ses protestations, souvent renouvelées, contre l'intention qu'on lui supposait, bien gratuitement en effet, de rattacher ses opinions aux conjectures ingénieuses que Dupuis avait publiées en 1781 sur l'origine des constellations. [...]
Il arriva ensuite que le consulat, et l'empire surtout, exigèrent, quoique tacitement, une réserve annuellement croissante de la part des écrivains sur les antiquités de l'Orient; l'Église était rappelée au secours de la société civile. La Restauration rétrécit encore ce terrain des libres discussions, et c'est ainsi que pour Fourier, et par l'effet de ses temporisations, peut-être même de ses doutes, la question des zodiaques se compliquait de plus en plus de ces contradictions savantes et de ces difficultés politiques. C'est par l'influence simultanée de ces causes diverses, que peut s'expliquer le silence absolu gardé par Fourier, au sujet des monuments astronomiques égyptiens, dans la première rédaction de sa Préface historique, terminée en l'année 1809."

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

Pour preuve, Champollion-Figeac inclut dans son ouvrage cette première rédaction. Elle subira plusieurs retouches après lecture devant l'Empereur, mais Fourier en profitera pour que la deuxième moûture, celle qui a été éditée, rompe ce silence en se situant à bonne distance de chacune des positions extrêmes:


"Les recherches sur les monumens astronomiques qui ont été découverts dans la Thébaïde, appartiennent à la première partie de cet ouvrage, et la publication n'en est que différée. Dans les dissertations nombreuses et prématurées auxquelles cette question, déjà célèbre, a donné lieu, on a souvent attribué à l'auteur de ces recherches, des opinions différentes de celles qu'il se propose d'établir. Les conséquences qui résultent de l'étude attentive des monumens ne permettront jamais de comprendre l'histoire de l'Egypte entre les limites d'une chronologie restreinte qui n'était point suivie dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. Elles ne sont pas moins contraires au sentiment de ceux qui fondent sur des conjectures l'antiquité exagérée de la nation égyptienne, et ne distinguent point les époques vraiment historiques, des supputations qui servaient à régler le calendrier.
"
Joseph Fourier,
Préface historique

Un Fourier qui parle enfin!




Enfin, en 1818 paraît le volume de la Description relatif aux monuments, écrit par Fourier lui-même. Il a été mûri pendant le séjour à Grenoble, mais on ne  dispose pas d'éléments plus précis sur l'époque de sa rédaction. Fourier y maintient son point de vue sur la possibilité de dater le zodiaque et le temple grâce à la précession des équinoxes, et propose par deux fois de situer cette construction 25 siècles avant notre ère.

"Plusieurs de ces tableaux sculptés représentent la situation et le mouvement des astres ils prouvent que l'observation dn ciel était un des principaux élémens de la religion. L'objet de nos recherches est de découvrir les conséquences exactes que l'on peut déduire de ces vestiges précieux d'une ancienne astronomie. [|...]"
La comparaison de ces monumens montre que la sphère égyptienne, telle qu'elle est représentée dans tous les édifices subsistans, se rapporte au xxve siècle avant l'ère chrétienne. A cette époque, l'observation avait déjà fait connaître les premiers élémens de l'astronomie, on les réunit alors, et l'on en forma une institution fixe qui servit à régler l'ordre civil des temps et devint une partie de la doctrine sacrée. Plusieurs de ces sculptures ne remontent point à la même origine; elles-expriment un déplacement de la sphère qui a été observé quelques siècles après. Quant à l'époque de l'institution, elle est celle de la splendeur de Thèbes; nous l'avons vue écrite en caractères astronomiques dans les plus beaux ouvrages d'architecture des Egyptiens.


Joseph Fourier,
Recherches sur les Sciences & le Gouvernement de l'Égypte




"Les monumens qui subsistent aujourd'hui montrent que les Égyptiens avaient remarqué ce déplacement. Nous avons découvert des témoignages évidens de cette ancienne observation, dans les sculptures du grand temple de Tentyris. On connaît aujourd'hui la cause de ce changement dé situation de la sphère. Newton et les géomètres qui lui ont succédé, ont soumis à l'analyse mathématique ce grand phénomène ils ont clairement expliqué pourquoi l'intervalle de temps qui sépare deux solstices d'été consécutifs, est un peu moindre que le temps nécessaire pour ramener le soleil au point de l'elliptique d'où il était parti."

Joseph Fourier, op. cit.




"On. peut déterminer, par un calcul très-approché, le siècle où le point héliaque qui sert d'origine à l'année caniculaire, a passé du signe du Lion dans celui du Cancer il est évident que cette époque, qui diffère peu de deux mille cent ans avant l'ère chrétienne a précédé la  construction du temple de Tentyra et qu'elle est postérieure à celle des monumens de Latopolis [=Esna]; elle appartient donc, comme l'époque de l'institution du zodiaque ,à l'histoire civile de l'Egypte. "

Joseph Fourier, op. cit.


L'article, on le voit, joint un plan schématique avec, pour Dendérah (alias Tentira ou Tentirys!), les emplacements des deux demi-sodiaques 'fig 1, en bas) et le principe de son enroulement en spirale sur le zodique circulaire (fig 4, à droite). Il s'agit juste de schémas de principe, réduits à l'essentiel -on sent celui qui a appris de Monge la rigueur de l'épure! Par ailleurs, il ne manque pas de rendre hommage au travail de précision réalisé par Jollois et De Villiers, mais ici, il s'agit d'extraire pour le lecteur l'information qui va guider sa lecture de l'image.

"C'est dans ce cercle intérieur que sont placés les signes du zodiaque mêlés avec beaucoup d 'autres figures de grandeur inégale. Ce tableau paraît d'abord confus mais, en l'examinant avec attention, nous avons reconnu, sur le monument même, l'ordre suivant lequel les figures sont distribuées."

Joseph Fourier, op. cit.

La conclusion insite, avec une fierté légitime, sur le caractère inédit de ces recherches:

"Les sculptures astronomiques que nous venons de décrire, étaient jusqu'ici entièrement ignorées. Les voyageurs qui avaient parcouru l'Egypte avant nous, n'avaient pu se consacrer à des observations lentes et pénibles. La plupart n'ont point pénétré dans l'intérieur des édifices; des recherches aussi rapides, et souvent troublées par le sentiment du danger personnel, ne pouvaient donner que des résultats très-imparfaits. Les Romains ont visité toutes les parties de l'Egypte; mais ils ne nous ont laissé que des mémoires succincts, et qui prouvent que leurs voyageurs ne connaissaient pas l'intérieur des temples. Quant aux Grecs qui formaient l'académie des Ptolémées, nous n'avons qu'un petit nombre de leurs écrits; il n'y est point fait mention des sculptures astronomiques de l'Egypte."

Joseph Fourier, op. cit.



1822, le zodiaque arrive, on en reparle !


L'affaire rebondira plusieurs fois, entre arrivée à Paris de la plaque et déchiffrement des cartouches par Jean-François Champollion.


Zodiaque de Dendérah (moulage, musée du Louvre-Lens)
Dessin dans la Description de l'Égypte


C'est en 1822 que la plaque de grès, un carré d'environ 2,50m de côté, arrive en France, prélevée sur le temple avec l'accord des autorités égyptiennes. Une première réunion d'experts en astronomie se tient chez le fils de Laplace: Fourier y participe, ainsi qu'Arago, Berthollet et Biot. Ce dernier tient, à partir de calculs sur les positions astronomiques, pour l'année 716 avant JC, alors que Fourier le datait, avec quelque imprudence, de 15  à 20 siècles avant notre ère!
Dans le livre qu'il publie en 1823 (disponible en ligne sur Gallica-BnF), Biot cite souvent Fourier dans sa préface... pour s'opposer à son avis.
 
"M. Fourier établit une analogie hypothétique [...]. Selon lui, 2500 ans avant l'ère chrétienne, ce lieu du soleil qu'il appelle point héliaque, était dans la constellation du Lion, et cet état est représenté par les zodiaques de Latopolis: ce qui fait remonter leur construction à cette antique époque. Quatre siècles plus tard, le point héliaque se trouvait à la limite du Lion et du Cancer; et plus tard encore, il passa dans le Cancer même; ; ce que signifient les monuments trouvés à Denderah. Or, en calculant réellement les lieux du soleil au moment du lever héliaque de Syrius en Égypte, non seulement pour les époques que M. Fourier cite [...] je ne trouve pas du tout que cet astre ait changé de constellation; mais je trouve au contraire qu'il est resté constamment dans celle du Lion [...]. J'ignore ce qui a pu faire illusion à un aussi habile géomètre que M. Fourier, dans une application de calcul aussi simple."
Il est certain que Fourier en a été contrarié, proposant à De Villiers d'étudier l'écrit de "Mr. B." (!!!) pour "éclaircir ce que l'on a voulu rendre obscur".

Il y a dans ces mots la suspiscion d'une cabale, ou tout au moins d'un esprit plus partisan que scientifique. Le contexte s'y prête: la réaction catholique est, à ce moment-là, très normative et très virulente. La question est bien plus sensible qu'aux débuts de l'Empire!

" [...] un respectable  ecclésiastique, ancien bibliothécaire de l'impératrice Joséphine, mathématicien et helléniste, vouait, à l'exécration des siècles, la mémoire de l'homme pervers qui avait parlé de treize mille années révolues, et maudissait même ceux qui avaient apporté en France cette vilaine pierre noire. A la tribune nationale un zèle politique et religieux de nouvelle formation, tonnait contre ce monument d'athéisme et d'irréligion : ce fut alors que le roi Louis XVIII ordonna inopinément l'acquisition de ce monument"

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

"En 1823, il n'était pas permis d'assigner une antiquité trop étendue aux monumens astronomiques des Egyptiens, et M. Fourier, qui avait annoncé des idées contraires, était alors secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. De là résultait la nécessité de fixer une limite très resserrée aux observations des anciens, 7oo ans par exemple avant Jésus-Christ, et de démontrer que M. Fourier, qui appuyait des opinions dangereuses sur de faux calculs des levers héliaques de Sirius , était peu digne de la place qu'il occupait. Une heureuse circonstance se présente; c'est l'arrivée en Europe du zodiaque de Denderah : on la saisit."


P. Jollois,  E. De Villiers,
Appendice aux Recherches sur les Bas-Reliefs astronomiques des Égyptiens (1834)



Si Jollois et De Villiers montent au créneau  contre Biot, c'est pour défendre l'honneur de Fourier après son décès, ainsi que celui de toute la Commission d'Égypte, que Biot accuse de faire bloc. Les expressions souligénes le sont dans le texte original. Il révèle au passage que certains s'accrochent coûte que coûte à leur théorie, car il date de 1834, alors qu'un coup de tonnerre survenu en 1822 a invalidé à la fois les théories de Biot et de  Fourier; on va pouvoir comparer la réaction de Fourier, dont la déception sera largement compensée par l'immense joie de voir ce démenti infligé par celui qu'il a guidé vers le succès.

"On voit que M. Biot cherche à dissoudre cette ligue, cet esprit de corps qu'il attribue aux membres de la commission d'Egypte , dont il traite les opinions de dogme , et qu'il présente en quelque sorte comme groupés autour du grand-prêtre Fourier; mais il ne voit pas qu'il fournit lui-même la preuve du contraire de ce qu'il avance. Jamais les opinions n'ont été plus libres que dans le sein de la commission d'Egypte ; elles ont toujours été presque individuelles: c'est ce que l'on a peine à croire, lorsque l'on s'est livré à des associations moins indépendantes.
Nous nions formellement que M. Fourier ait dit en notre nom le contraire de ce que nous avons écrit ."

P. Jollois,  E. De Villiers,
Appendice aux Recherches sur les Bas-Reliefs astronomiques des Égyptiens (1834)



"Peu de jours après l'accomplissement de cet ordre du roi, la découverte de l'alphabet hiéroglyphique par mon frère (septembre 1822) leva bien des doutes; le temple d'Esnèh et celui de Dendérah, où sont les zodiaques, furent reconnus pour des édifices élevés et terminés du temps de la domination des Romains en Égypte. Avant de rendre public ce résultat bien inattendu, mon frère en fit part à Fourier, qui, après être revenu d'une profonde surprise, demeura dans ce doute de la bonne foi qui aspire après la révélation de la vérité. [...]

A Dendérah, on lisait sur la partie la plus ancienne le nom de la dernière Cléopâtre ; et tous les souverains qui, après cette reine, avaient concouru à la construction ou à l'achèvement de cet admirable et immense édifice, étaient également romains : c'étaient Auguste, Tibère, Caïus, Claude et Néron. Enfin le nom qui se trouvait sculpté sur le zodiaque même selon le dessin publié par la Commission d'Égypte, était un titre impérial romain, celui de Claude ou de Néron. La merveilleuse antiquité des zodiaques s'évanouissait par la conséquence naturelle de ces observations
[...]"

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)
Statue de JFC par A. Bartholdi (1875).
La même, en bronze, se trouve dans la cour du lycée Champollion de Grenoble. (Voir son histoire)
Fourier qui suivit avec un si vif intérêt les travaux de mon frère qu'il avait connu et aimé dès sa première jeunesse, qu'il aurait vu avec attendrissement et orgueil assis à ses côtés sur les bancs de l'Institut, Fourier, disons-nous, ne fut pas privé de la satisfaction d'apprendre de mon frère même que toutes ses opinions sur les origines, les époques et l'état avancé de la civilisation égyptienne, étaient confirmées ; et que si l'interprétation des zodiaques devait être distraite du nombre des témoignages sur lesquels ces opinions étaient fondées, les autres considérations qui avaient déterminé ses jugements tiraient de l'ensemble des travaux de mon frère et des documents qu'il avait recueillis en Égypte et en Nubie, les plus éclatantes confirmations.

Jacques Champollion-Figeac,
Fourier et Napoléon, l'Égypte  et les Cent Jours (1844)

Bizarrement, les découvertes sur les inscriptions ne mirent pas fin aux débats: une théorie prit naissance, selon laquelle le zodiaque aurait été démonté d'un temple plus ancien et réinstallé dans celui que l'on admire actuellement. On pense majoritairement aujourd'hui qu'il date du premier siècle avant l'ère chrétienne. Certains, tels E. Aubourg dans cet article (dont le dessin annoté du zodiaque aide à repérer ses divers éléments), avancent une date plus précise autour de 50 av. JC, mais il n'y a pas de consensus scientifique sur le sujet. Le souci n'est pas dans les calculs, effectués de façon fiable, par ordinateur, à partir de dates d'éclipses supposées représentées dans ce plafond, mais dans les prémisses. Un autre ouvrage de 1823, mais oui, pose fort clairement la question qui fait toujours débat:

"Enfin, [les Égyptiens] ont-ils voulu exprimer un sujet purement astronomique, ou bien symbolique  et mythologique, ou composé de toutes ces notions réunies? Alors, comment dire dans quelles proportions s'est fait ce mélange? [...].
Un profond astronome, [Delambre], qui n'aimait point les hypothèses, a déclaré la question
'insoluble et bonne seulement à produire des discussions interminables.' "

(Futur successeur de Champollion au Collège de France, considéré comme fondateur de l'épigraphie moderne, Jean-Antoine Letronne a, dans ses méthodes et sa rigueur, de nombreuses convergences avec Fourier, quoiqu'il vienne dune tout autre composante du monde universitaire.)

Terminons, sur ce point, par une mise en garde au lecteur: il ne manquera pas de trouver, sur la toile, de doctes articles sur cette question... sauf que sous leurs habits savants, ce ne sont que des discours d'astrologues! La beauté et le mystère de l'objet sont un emballage de luxe idéal pour tenter de crédibiliser la recherche d'un "avenir écrit dans les étoiles" que le passage à un nouveau millénaire n'a hélas pas rendu caduc...
  • Articles wikipedia sur le zodiaque: en Français, en Anglais.
  • Le zodiaque sur le site du Louvre (qui ne semble pas douter de la datation par les éclipses de -51 et -52)


zodiaque: représentation d'artiste sur papyrus ancien

Revenir à la page biographique... pour les derniers instants de Fourier, et le début de sa gloire.

L'INSTITUT d'EGYPTE, aujourd'hui...

2018: au portail d'entrée, la plaque rappelle ses 220 ans d'existence. Un personnel souriant nous accueille, et dans la salle de bibliothèque principale , les étagères bien garnies voisinnent avec de nombreux ordinateurs: tradition et modernité cohabitent en harmonie. Un havre de paix, de calme et de travail en plein centre d'une ville bruissant de milliers de klaxons...et pourtant!





Et pourtant! Peut-on oublier ces images terribles le l'incendie qui a ravagé le 17/12/2011 ce bâtiment où il était installé depuis le début du XXème siècle? Les circonstances, liées aux affrontements violents qui ont eu lieu place Tahir, en sont pour le moins mal élucidées, qu'il s'agisse de la responsabilité de l'acte ou de la lenteur d'intervention des pompiers, dont une caserne est pourtant tout proche...

Le secrétaire de l'Institut,
devant sa bibliothèque
(partiellement seulement) reconstituée


Le fait est là, évident sur les images: le lendemain, il ne restait que des murs calcinés entourant des cendres. Pendant trois jours,  malgré le risque permanent d'effondrement des murs, des volontaires se sont efforcés de trier et d'emballer dans des sacs en plastique -ou parfois, simplement dans du papier journal- des restes susceptibles d'être restaurés, pour les déhumidifier. [voir aussi ces brèves vidéos de l'AFP: du 18/12/2011, et du 19/12/2011]
Car, le phénomène est malheureusement classique, l'eau déversée pour éteindre le feu est responsable d'autant, sinon plus de dégâts sur les livres et manuscrits. Le secrétaire de l'Institut, c'est à dire le successeur actuel de Fourier, le Dr Abd-el-Raman Al Sharnoby, qui nous a reçu avec beaucoup d'amabilité, ne peut évoquer sans une profonde émotion ces journées où, un parmi les autres, il faisait son possible au milieu des cendres. Voici un autre témoignage:
"Je suis allé avec un collègue suisse de Berne et un archiviste du Qatar rendre visite à nos hôtes aux Archives nationales d’Egypte, Cornich al Nil : grosse agitation, va et vient de camions découverts qui amènent en un flux ininterrompu les restes des ouvrages brûlés et humidifiés de l’Institut d’Egypte ; ceux-ci sont étalés à même le sol dans le jardin du devant de la rue, dans tous les étages, jusqu’à la terrasse. Une foule bigarrée contribue à la mise en sachets plastiques qui servent aussitôt à déshumidifier sous vide les collections par une méthode rapide qui semble efficace et plus opérationnelle que notre lyophilisation ; une mission australienne est déjà à l’œuvre avec des Britanniques et, au milieu, à côté de militaires bien pacifiques malgré leurs tenues camouflées, armes automatiques, pistolets et bérets rouges, une délégation de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire avec en tête Sylvie Denoix en jean et sur le pont comme tout le monde."

Arnaud Ramière de Fortanier (Inspecteur général honoraire des Archives de France) cité par La Tribune de l'Art

Selon le Dr Al Sharnoby, ce sont 25 000 ouvrages qui ont pu être sauvés (restaurés, ou en passe de l'être) sur les 200 000 que comptait cette précieuse bibliothèque. Si les étagères ne traduisent pas cette proportion, c'est qu'un bel élan de solidarité s'est organisé: de nombreux dons ont été reçus, de particuliers  et d'institutions, soit en espèces, soit en nature. L’IFAO, la Bibliothèque d’Alexandrie, et des institutions internationales, comme l’Organisation mondiale de la santé, y ont contribué. « Quelques grands écrivains nous ont offert leurs bibliothèques, comme Dr Wessam Farag, ex-doyen de l’Université de Mansoura, ainsi que le Syrien Haytham Al-Khayat », ajoute-t-il., précisant que la subvention de l'état ne permet même pas de faire vivre l'Institut: sans mécènes, il n'sxisterait sans doute déjà plus.



Et la Description de l'Egypte, dans tout cela?

Des informations contradictoires ont circulé: l'exemplaire de l'ouvrage que possédait l'Institut aurait péri dans les flammes, et puis non, il serait finalement miraculeusement indemne... un peu plus tard, on rectifiait encore, déplorant une perte partielle: huit volumes. La photo de presse ci-contre (AFP pour Le Figaro, lire l'article) ne laisse malheureusement aucun doute: c'est manifestement un volume de planches de cet ouvrage que tient le personnage à gauche. Les dégâts sont flagrants.

Si l'importance de cette perte a été soulignée à juste titre, il était bien inutile d'enchérir dans la dramatisation en affirmant, comme certains, qu'il ne subsistait qu'une dizaine de collections dans le monde. L'édition princeps avait été tirée à 1000 exemplaires, et si personne ne semble connaître exactement le nombre exact de celles qui ont traversé, indemnes, deux siècles jusqu'à nous, les spécialistes avancent l'estimation plus vraisemblable de quelques centaines.

Il n'empêche: au Caire, là où a été conçu le projet, cette destruction a une valeur symbolique terrible. Notre interlocuteur nous a dit avoir pleuré devant les restes en lambeaux d'un de ses volumes.


Le Dr Al Sharnoby a pourtant retrouvé le sourire. Un prince des Émirats, grand collectionneur de livres rares, a fait don à l'Institut des volumes de sa bibliothèque personnelle!

Et c'est ainsi qu'il peut nous présenter fièrement le premier volume, celui dont l'auteur est Fourier à 100%, puisquil s'agit de la Préface Historique si longuement travaillée à Grenoble.

Mais pas question de s'en tenir là: il faut aussi admirer les volumes de planches, dont les feuillets sont séparés par de fins feuillets de protection, comme les albums photos d'autrefois. Plans d'une précision à couper le souffle pour les temples, oiseaux représentés à leur taille exacte... Notre guide -et interprète pour la circonstance- Nader a même, pour la circonstance, joué de bonne grâce le porteur. Pour lui aussi, c'était beaucoup d'émotion: il n'avait jamais pénétré jusqu'à ce jour dans ce lieu renommé, en dépit de sa grande expérience du métier. Demander à visiter ce lieu n'est pas une requête ordinaire des touristes. Alors, merci aussi à Carmen, qui a organisé ce rendez-vous depuis la France!
 





Après avoir admiré la Description, le Mathouriste remet au secrétaire de l'Institut le volume 39/4 du Mathematical Intelligencer qui contient l'article Fourier's back in town sur le monument Fourier à Auxerre, coécrit avec T. Sliwa, ainsi que l'article paru dans le bulletin Au Fil des Maths n° 529, Fourier, une équation, un inconnu.
                    
 

Revenir à la page biographique... au moment du retour d'Égypte.

Références

 

Aller à la Page: Analyse Harmonique... mais Pourquoi ce Nom?         (Prélude à la Théorie Analytique, #0.1)
Aller à la Page: Analyse Harmonique... en tambours et clarinettes     (Prélude à la Théorie Analytique, #0.2)
 
Aller à la Page célébrant la Naissance des Séries de Fourier      (Promenade dans la Théorie Analytique, #1)
Aller à la Page: l'Armille, la Sphère, le Cylindre et les Autres...  (Promenade dans la Théorie Analytique, #2)
Aller à la Page: Naissance de la Transformée de Fourier             (Promenade dans la Théorie Analytique, #3)

Aller à la Page: Naissance de la FFT: Fast and Fourier !          (Promenade dans... la suite de l'histoire, #4.1)
Aller à la Page:  Signaux, Transformées... et Applications         (Promenade dans... la suite de l'histoire, #4.2)
Aller à la Page:  
Cristallographie, Optique, Spectroscopie...      (Promenade dans... la suite de l'histoire, #4.3)
Aller à la Page:  Brève Histoire des Séries Trigonométriques   (Promenade dans... la suite de l'histoire, #4.4)
Aller à la Page:  De Gabor aux Ondelettes                                    (Promenade dans... la suite de l'histoire, #5)
Aller à la Page:  De Pythagore à Parseval                                      (Promenade dans... la suite de l'histoire, #6)

Aller à la Page:       du Refroidissement  de la Terre à l'Effet de Serre  En lisant les Mémoires de 1824 et 1827)
Aller à la Page: Kelvin, l'Analyse de Fourier et les Marées       (En bord de mer...avec de Belles Mécaniques!)
Aller à la Page: Séries et Modes Propres, Applications Modernes (Pré/postlude à la Théorie Analytique, #0.3)
  Aller à la Page: Fourier, père de l'Optimisation Linéaire       (Promenade dansles sommets... avec Giacometti!)
Aller à la Page:     Fourier, Théoricien des Nombres                                (e est irrationnel... sa VRAIE preuve !)

Aller à la Page: Hommage à Jean-Pierre Kahane                                                              (une vie pour Fourier...)



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